25/03/2014
Elle vous aimait, monseigneur
...
« A Frédéric-Wilhelm,
margrave de BAIREUTH. 1
Au château de Tournay, 17 février [1759].
Monseigneur, mon cœur remplit un bien triste devoir en envoyant à Votre Altesse sérénissime, ainsi qu'au roi votre beau- frère, cet ouvrage, que ce monarque m'a encouragé de composer.
Ma vieillesse, mon peu de talent, ma douleur même, ne m'ont pas permis d'être digne de mon sujet; mais j'espère qu'au moins le dernier vers ne vous déplaira pas.
Elle vous aimait, monseigneur, et, après vous, son cœur était à son frère. Ce souvenir, quoique très-douloureux, vous est cher, et peut mêler quelque douceur à son amertume.
Que Votre Altesse sérénissime daigne recevoir avec indulgence ce faible tribut d'un attachement que j'aurai jusqu'au tombeau. Puissiez-vous ajouter à de longs jours tous ceux que cette auguste princesse devait espérer de passer avec vous!
Je suis avec le plus profond respect,
monseigneur
de votre Altesse sérénissime
le très humble et très obéissant serviteur
Voltaire
gentilhomme ordinaire
de Sa Majesté très chrétienne .
Ode
sur la perte que l’Allemagne a faite de
Son Altesse Royale Mme la margrave de Bareith 2
1
Lorsqu'en des tourbillons de flamme et de fumée
Cent tonnerres d'airain précédés des éclairs
De leurs globes brûlants écrasent une armée,
Quand de guerriers mourants les sillons sont couverts,
Tous ceux qu'épargna la foudre
Voyant rouler dans la poudre
Leurs compagnons massacrés,
Sourds à la pitié timide
Marchent d'un pas intrépide
Sur leurs membres déchirés .
2
Ces féroces humains, plus durs, plus inflexibles
Que de l’acier qui les couvre au milieu des combats
S'étonnent à la fin de se trouver sensibles,
D'éprouver la pitié qu'ils ne connaissaient pas,
Quand la mort, qu'ils ont bravée
Dans cette foule abreuvée
Du sang qu'ils ont répandu,
Vient d’un pas lent et tranquille
Seule aux portes d'un asile
Où repose la vertu .
3
Une famille entière, interdite, éplorée
Voit ce spectre avancer vers un lit de douleurs ;
La victime l'attend, pâle, défigurée,
Tendant une main faible à ses amis en pleurs ;
Tournant en vain la paupière
Vers un reste de lumière
Qu'elle gémit de trouver,
Elle présente sa tête.
La faux redoutable est prête
Et la mort va la lever .
4
A cette heure prescrite, à ce moment terrible
Où d'un froid éternel ce beau corps est glacé,
Où ce souffle de l'âme, être incompréhensible,
Des sens qu'il anima s'est enfin dispersé,
Ce spectacle lamentable,
Cette perte irréparable
Vous frappe d'un coup plus fort
Que cent mille funérailles
De ceux qui dans les batailles
Donnaient et souffraient la mort .
5
Ô Bareith ! Ô vertus ! Ô grâces adorées !
Femme sans préjugé, sans vice et sans erreur,
Quand la mort t'enleva des sanglantes contrées
Théâtre de combats, de rapine et d'horreur,
Les nations acharnées
De leurs haines forcenées
Suspendirent les fureurs .
Les discordes s'arrêtèrent,
Tous les peuples s'accordèrent
Pour t'honorer de leurs pleurs .
6
Des veuves, des enfants sur ces rives funestes,
Au milieu des débris des murs et des remparts,
Cherchent de leurs parents les pitoyables restes
Ramassant en tremblant leurs ossements épars .
Ton nom seul est dans leur bouche
C'est ta perte qui les touche,
Ta perte est leur seul effroi ;
Et ces familles errantes
Dans la misère expirantes
Ne gémissent que sur toi .
7
De la douce vertu tel est le sûr empire,
Telle est la digne offrande à tes mânes sacrés ;
Vous , qui n'êtes que grands, vous, qu'un flatteur admire,
Vous traitons-nous ainsi lorsque vous expirez ?
La mort que Dieu vous envoie
Est le seul moment de joie
Qui console nos esprits ;
Emportez, âmes cruelles,
Ou nos haines éternelles,
Ou nos éternels mépris .
8
Mais toi dont la vertu fut toujours secourable,
Toi dans qui l'héroïsme égale la bonté,
Qui pensais en grand homme, en philosophe aimable,
Qui de ton sexe enfin n'avais que la beauté,
Si ton insensible cendre
Chez les morts pouvait entendre
Tous ces cris de notre amour,
Tu dirais dans ta pensée,
Les dieux m'ont récompensée
Quand ils m'ont ôté le jour .
9
C'est nous, tristes vivants, nous qui sommes à plaindre,
Dans nos champs désolés et sous nos boulevards,
Condamnés à souffrir, condamnés à tout craindre
Des serpents de l'envie ou des fureurs de Mars.
Les peuples foulés gémissent ;
Les arts, les vertus périssent ;
On assassine les rois ;
Tandis que l'on ose encore
Dans ce siècle que j'abhorre
Parler de meurs et de lois .
10
Beaux-arts, où fuirez-vous ? Troupe errante et céleste,
De l'Olympe usurpé chassés par des titans,
Beaux-arts, elle adoucit votre destin funeste :
Puisqu'elle eut du génie, elle aima les talents .
Mais la stupide insolence,
Et l'orgueilleuse ignorance
De nos modernes Midas
Confond , d'un œil imbécile,
Un Homère avec Zoïle
Ou ne le regarde pas .
11
Hélas ! qui désormais dans une cour paisible
Retiendra sagement la superstition,
Le sanglant fanatisme et l'athéisme horrible
Enchainés sous les pieds de la religion ?
Qui prendre pour son modèle
La loi pure et naturelle
Que Dieu grava dans nos cœurs ?
Loi sainte, aujourd'hui proscrite
Par une foule hypocrite
D'ignorants persécuteurs ?
12
Mais qui célèbrera l'amitié courageuse,
Première des vertus, passion des grands cœurs,
Feu sacré dont brûla cette âme généreuse
Qui s'épurait encore au creuset des malheurs ?
Rougissez, âmes communes,
Dont les diverses fortunes
Gouvernent les sentiments,
Frêles vaisseaux sans boussole
Qui tournez au gré d’Éole
Plus légers que de ses enfants .
13
Auguste et cher objet d’intarissables larmes,
Une main plus illustre, un crayon plus heureux
Peindra tes grands talents, tes vertus, et tes charmes
Et te fera régner chez nos derniers neveux .
Pour moi dont la voix tremblante
Dans ma vieillesse pesante
Peut à peine s'exprimer,
Ma main tombante , accablée,
Écrit sur ton mausolée :
Ci-git qui savait aimer . »
1 Frédéric-Guillaume de Brandebourg-Baireuth, né en 1711; marié, le 20 novembre 1731, à Wilhelmine, sœur du roi de Prusse.
2 Nous avons ici la retranscription de la version primitive de cette ode qui a été fortement modifiée après 1759 .
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