04/01/2016
Soyez gai vous dis-je ; et vous vous porterez à merveilles
...
« A Pierre-Robert Le Cornier de Cideville, ancien
conseiller au parlement de Rouen
rue Saint-Pierre
près du rempart
à Paris
Au château de Ferney, pays de Gex
4 janvier 1761 1
Vous vous êtes blessé avec vos armes, mon cher et ancien ami . Il n'y a qu'à ne vous plus battre ; et vous serez guéri . Dissipation, régime, et sagesse, voilà vos remèdes . Je vous proposerais Tronchin, si je me flattais que vous daignassiez venir dans nos petits royaumes . Mais vous préfèrerez les bords de la Seine au beau bassin de nos Alpes . Je m'intéresse beaucoup teretibus suris 2 de notre grand abbé . Vous êtes de jeunes gens en comparaison du vieillard des Alpes . Il ne tient qu'à vous de vous porter mieux que moi : je suis né faible, j'ai vécu languissant ; j'acquiers dans mes retraites de la force et même un peu d'imagination . On ne meurt point ici . Nous avons une femme d'esprit de cent trois ans 3 que j'aurais mariée à Fontenelle s'il n’était pas mort jeune . Nous avons aussi l'héritière du nom de Corneille, et ses 17 ans . Vous savez qu'elle a l'esprit très naturel, et que c'est pour cela que Fontenelle l’avait déshéritée . Vous savez toutes mes marches . Il est vrai que j'ai fait rendre le bien que les jésuites avaient usurpé sur six frères tous au service du roi . Mais apprenez que je ne m'en tiens pas là . Je suis occupé à présent à procurer à un prêtre un emploi dans les galères . Si je peux faire pendre un prédicant huguenot, sublimi feriam sidera vertice 4. Je suis comme le musicien de Dufresnay, en chantant son opéra 5, il fait le tout en badinant . Mais je vous aime sérieusement . Autant en fait Mme Denis . Soyez gai vous dis-je ; et vous vous porterez à merveilles .
Je vous embrasse ex toto corde .
V. »
1 Cette lettre répond à une lettre du 27 décembre 1761 .
2 Aux jambes faites au tour ; d'après Horace, Odes, II, 4, 21 . Cideville écrivait : « […] je me plains [de ma santé] , et l'abbé du Resnel n'est pas encore si bien traité, il végète, il ne se soutient plus sur ses jambes […]. »
3 Mme Lullin ; voir lettre du 9 février 1759 à Louise-Suzanne Gallatin : déjà mise en ligne
4 Je frapperai les astres du sommet de ma tête ; Horace, Odes, I, 1, 36 .
5 On disait que Charles de La Rivière Dufresnay composait ses opéras en les chantant à un ami musicien .
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je souffre très patiemment qu'on me persécute, mais je ne souffre pas qu'on me rende ridicule
... Ecce homo !
« A François de Chennevières
De Ferney 4 janvier [1761] 1
Je suis honteux, je me mettrais dans un trou de souris, mon cher correspondant . Je ne réponds qu'en vile prose et qu'en courant à vos aimables vers . Voilà comme sont faits les maçons et les laboureurs , et j'ai l'honneur de l'être . Voulez-vous bien pourtant me mander s'il est vrai qu'on ait joué à Versailles cette Femme qui a raison et qu'on m'impute, et qui est détestablement imprimée ? Le tiers de cet ouvrage est à peine de ma façon : je souffre très patiemment qu'on me persécute, mais je ne souffre pas qu'on me rende ridicule .
J'ai envoyé à M. Sénac un mémoire qui semble concerner son ministère , il s’agit d'un marais qui mît la peste dans mon petit pays . M. Sénac ne se soucie pas qu'on meure entre le mont Jura et les Alpes . Il ne me répond pas .
Je vous embrasse mon cher correspondant. »
1 L'édition Cayrol date la lettre de 1763 ; Moland a eu raison de la dater de 1761 .
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03/01/2016
mes terres touchant de tous les côtés au lieu où le crime a été commis ; et les habitants de ce lieu d'une férocité qu'on ne peut trop craindre et trop réprimer
...
« A Jean-Philippe Fyot de La Marche
A Ferney trois janvier 1761
Monsieur, permettez qu'au commencement de cette année je vous renouvelle les sentiments de reconnaissance que je dois à vos bontés et à toutes celles dont monsieur votre père m'a honoré si longtemps . Permettez en même temps que j'aie recours à vous, dans un événement qui intéresse toute notre petite province de Gex au nom de laquelle j'ai l'honneur de vous parler .
Le fils d'un bourgeois de Saconnex au pays de Gex a été assassiné par un curé d'un village nommé Moens, et par plusieurs paysans complices de ce curé . Le crime a été commis le 28 décembre, nous sommes au trois janvier ; à peine y a-t-il une faible procédure commencée par la justice de Gex . J'ai vu le fils du sieur de Croze blessé, je l'ai vu dans son lit n'attendant que la mort . Le père , très âgé, et incapable de suivre cette cruelle affaire par son âge et sa douleur, m'a remis un mémoire que j'ai envoyé à monsieur le procureur général 1. Je vous supplie instamment monsieur de vouloir bien vous le faire représenter . Les officiers de la justice de Gex furent très empressés à faire une descente sur les lieux il y a deux ans, au sujet de six noix volées sur mes terres, et d'un coup de sabre très léger donné sur le bras du voleur . Ils entendirent cinquante-deux témoins, ils firent des informations de vie et de mœurs croyant que je payerais tous les frais ( en quoi ils se sont trompés) . Aujourd’hui il s'agit de la sureté publique, d'un assassinat avéré, d'un mourant et de deux blessés, je crois que nous avons besoin de votre autorité pour encourager les officiers de Gex à faire toutes les diligences que mérite un cas si extraordinaire . Nous attendons tout de votre bonté et de votre pouvoir , et en mon particulier monsieur je vous aurai plus d'obligation qu'un autre, mes terres touchant de tous les côtés au lieu où le crime a été commis ; et les habitants de ce lieu d'une férocité qu'on ne peut trop craindre et trop réprimer .
Je suis avec beaucoup de respect
monsieur
votre très humble et très obéissant serviteur
Voltaire . »
1 Louis Quarré de Quintin .
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ils avaient eu tant de coups de bâtons sur la tête que leur cervelle en était ébranlée
... Tant et si bien que la déchéance de nationalité française occupait une place inopportune dans l'esprit de nos dirigeants . Quelques coups de pieds au cul pour rééquilibrer seraient peut-être nécessaires ?...
« A Louis-Gaspard Fabry
Ferney, 3 janvier [1761]
[Dit que Montigny et Turgot vont presser Trudaine de conclure l'affaire de leur petite province contre Sédillot]
Je ne sais pas trop quand notre nouvel intendant arrivera 1. Mais je regretterai toujours que vous n'ayez pas eu M. Turgot . L'aventure du curé de Moëns est encore plus grave et plus criminelle qu'on ne l'avait dit . Elle a été bien mal entamée par les plaignants, mais ils avaient eu tant de coups de bâtons sur la tête que leur cervelle en était ébranlée [...] »
1 Jean-François Dufour de Villeneuve, qui venait de succéder à Joly de Fleury comme intendant de Bourgogne .
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ce petit mémoire, qui m’intéresse infiniment
... Face à ma petite mémoire qui flanche indéfiniment .
« A Gabriel Cramer
[3 janvier 1761]
Je vous prie instamment, mon cher Gabriel, de vouloir bien faire imprimer sur-le-champ ce petit mémoire, qui m’intéresse infiniment. »1
1 D'après l éditeur Fernand Caussy « Voltaire et ses curés », La Revue de Paris du 15 juillet 1909, le « mémoire » est la Supplique à M. le lieutenant criminel du Pays de Gex relative aux démêlés du curé Ancian et de Croze . Cette supplique, datée « à Saconnex le 3 janvier 1761 » est signée « Ambroise Decroze / Vachat , procureur » . un exemplaire de ce document de quatre pages, conservé par Bestermann, comporte deux additions de la main de Wagnière . La première au dessous de la date, est simplement « pays de Gex » ; la seconde, qui suit la signature est ainsi conçue : « N.B. – Depuis ce mémoire la fille ainée du sieur de Croze ayant été se confesser à un jésuite du pays nommé Fessi, ce jésuite lui refusa l'absolution, et lui dit qu'elle serait privée des sacrements jusqu'à ce qu'elle obtint de son père un désistement en faveur du curé . » Caussy date arbitrairement du 30 décembre 1760, sans préciser la source ; de même plus loin il datera du 2 janvier 1761 la lettre du 11 janvier 1761 à Cramer .
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02/01/2016
nous ne lui laissons jamais ignorer la signification des mots . Après la lecture, nous parlons de ce qu'elle a lu
... A ceux qui pensent innover en pédagogie devant leurs "apprenants", qu'ils s'inspirent plus simplement du bon sens voltairien , ô maîtres d'école à la tête plus pleine de superflu que bien faite !
« Marie-Françoise Corneille
et
-Voltaire
à
Ponce-Denis Ecouchard Le Brun
Au château de Ferney, pays de Gex,
2 janvier 1761 1
J'ai trop éprouvé vos bontés, monsieur , pour que je ne vous témoigne pas ma reconnaissance au commencement de l'année, et toutes les années de ma vie . Je vous supplie, monsieur, d'ajouter à toutes vos bontés celle de vouloir bien présenter mes remerciements à M. Titon 2, à Mlle Villegenou 3, à M. Du Molard 4, et à tous ceux qui ont bien voulu s'intéresser à mon sort .
Vous m'avez accoutumé, monsieur, à oser joindre mon nom à celui de Corneille ; mais ce n'est que quand il s'agit de sa petite-fille . Nous espérons beaucoup d'elle , ma nièce et moi . Nous prenons soin de toutes les parties de son éducation, jusqu'à ce qu'il nous arrive un maître digne de l'instruire . Elle apprend l'orthographe ; nous la faisons écrire ; vous voyez qu'elle forme bien ses lettres, et que ses lignes ne sont point en diagonale comme celles de quelques-unes de nos Parisiennes . Elle lit avec nous à des heures réglées ; et nous ne lui laissons jamais ignorer la signification des mots . Après la lecture, nous parlons de ce qu'elle a lu ; et nous lui apprenons ainsi, insensiblement un peu d'histoire . Tout cela se fait gaiement et sans la moindre apparence de leçon . J'espère que l'ombre du grand Corneille ne sera pas mécontente ; vous avez si bien fait parler cette ombre, monsieur, que je vous dois compte de tous ces petits détails . Si Mlle Corneille remercie M. Titon, et tous ceux qui ont pris intérêt à elle, souffrez que je les remercie aussi . J'espère que je leur devrai une des grandes consolations de ma vieillesse , celle d'avoir contribué à l'éducation de la cousine de Chimène 5, de Cornélie 6, et de Camille 7 . Il faut que je vous dise encore qu'elle remplit exactement tous les devoirs de la religion, et que nos curés et nos évêques sont très contents de la manière dont on se gouverne dans mes terres . Les Berthier, les Guyon 8, les Chaumeix en seront peut-être fâchés ; mais je ne peux qu'y faire . Les philosophes servent Dieu et le roi, quoi que ces messieurs en disent . Nous ne sommes , à la vérité, ni jansénistes, ni molinistes, ni frondeurs . Nous nous contentons d'être Français et catholiques tout uniment : cela doit paraître bien horrible à l'auteur des Nouvelles ecclésiastiques 9. Quand à ce malheureux Fréron, dont vous daignez me parler, ce n'est qu'un brigand que la justice a mis au Fort-l'Evêque, et un Marysas qu'Apollon doit écorcher . Je vois assez par vos vers et par votre prose, combien vous devez mépriser tous ces gredins qui sont l'opprobre de la littérature . Je vous estime autant que je les dédaigne . Votre distinction entre le vrai public et le vulgaire est bien d'un homme qui mérite les suffrages du public . Daignez y joindre le mien, et comptez sur la plus sincère estime, j'ose dire sur l'amitié de votre obéissant serviteur .
Voltaire . »
1 On a suivi ici l'édition 2 malgré une erreur sur la date, 1760 .
2 Everard Titon du Tillet .
3 Mlle Villegenou est une nièce de Titon du Tillet .
4 Charles Du Molard-Bert ; voir lettre du 15 janvier 1761 à celui-ci .
5 Personnage du Cid .
6 Personnage de Pompée .
7 Personnage d'Horace .
8 Suivi , dans l'édition 1, par les Gauchat .
9 Nouvelles ecclésiastiques ou Mémoires pour servir à l'histoire de la constitution Unigenitus, hebdomadaire janséniste connu aussi sous le nom de Gazette ecclésiastique (1728-1803 ), était alors dirigé, et le fut longtemps par Louis Guidi .
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il faut hardiment chasser aux bêtes puantes
... Et ne pas seulement se boucher le nez, les yeux, les oreilles en attendant que d'autres s'en chargent .
« A Claude-Adrien Helvetius
A Ferney pays de Gex 2 janvier 1761
Je salue les frères en 1761 au nom de Dieu et de la raison, et je leur dis , Mes frères, odi profanum vulgus et arceo 1. Je ne songe qu'aux frères, aux initiés . Vous êtes de bonne compagnie, donc c'est à vous à gouverner le public, le vrai public devant qui toutes les petites brochures, tous les petits journaux des faux chrétiens disparaissent et devant qui la raison reste . Vous m'écrivîtes mon cher et aimable philosophe, il y a quelque temps que j'avais passé le Rubicon . Depuis ce temps là je suis devant Rome . Vous aurez peut-être ouï dire à quelques frères, que j'ai des jésuites tout auprès de ma terre de Ferney, qu'ils avaient usurpé le bien de six pauvres gentilshommes, de six frères, tous officiers dans le régiment des Deux-ponts, que les jésuites pendant la minorité de ces enfants ( il y en a [un] 2 qui n'a que douze ans, et qui sert depuis trois 3) avaient obtenu des lettres patentes pour acquérir à vil prix le domaine de ces orphelins, que je les ai forcés à renoncer à leur usurpation, et qu'ils m'ont apporté leur désistement . Voilà une bonne victoire de philosophes . Je sais bien que frère Croust cabalera, que frère Berthier m'appellera athée, mais je vous répète qu'il ne faut pas plus craindre ces renards que les loups de jansénistes , et qu'il faut hardiment chasser aux bêtes puantes . Ils ont beau hurler que nous ne sommes pas chrétiens ; je leur prouverai bientôt que nous sommes meilleurs chrétiens qu'eux . Je veux les battre avec leurs propres armes, mutemus clipeos 4. Laissez moi faire . Je leur montrerai ma foi par mes œuvres 5 avant qu'il soit peu . Vivez heureux mon cher philosophe dans le sein de la philosophie, de l'abondance, et de l'amitié . Soyons hardiment bons serviteurs de Dieu et du roi et foulons aux pieds les fanatiques et les hypocrites .
Dites moi je vous prie s'il est vrai que ce cher Fréron soit sorti de son fort . On l'avait mis là pour qu'il n'eût pas la douleur de voir encore cette malheureuse Écossaise, mais on se méprit dans l'ordre : on mit Fort-l'Evêque au lieu de Bicêtre . On fera probablement un errata à la première occasion . Mes respects à madame Helvétius .
Je le répète il y a des choses admirables dans l'héroïde du disciple de Socrate 6. Rendez-vous pas cet ouvrage ? Il est de l'un de nos frères . Je lui dis Kairo 7.
V. »
1 Je hais la foule profane et je la tiens à l'écart ; Horace, Odes , III, 1, 1 .
2 Un oublié par V*.
3 Phrase ajoutée en marge, et omise par l'éditon de Kehl et suivantes .
4 Echangeons nos boucliers , Virgile, Enéide, II, 389 .
5 Allusion à l'Épître de Jacques , II, 18 .
6 Héroïde douteusement attribuée à Marmontel . Voir lettre du 12 décembre 1760 à Helvétius : http://voltaireathome.hautetfort.com/archive/2008/12/12/je-suis-un-peu-maitre-chez-moi.html
7 Le grec de V* est chancelant ; il faut lire caire = réjouis toi .
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