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11/08/2015

un dictionnaire sans citations est un squelette

... C'est là qu'est l'os !

 

Mis en ligne le 16/11/2020 pour le 11/8/2015

 

 

« A Charles Pinot Duclos

11 auguste 1760

Je sais depuis longtemps que vous avez autant de noblesse dans le cœur que de justesse dans l'esprit . Vous m'en donnez aujourd'hui de nouvelles preuves . Je ne doute pas que vous ne veniez à bout d’introduire M. Diderot dans l'Académie française, si vous entreprenez cette affaire délicate . Je vois que vous la croyez nécessaire aux lettres et à la philosophie dans les circonstances présentes . Pour peu que M. Diderot vous seconde par quelques démarches sages et mesurées auprès de ceux qui pourraient lui nuire, vous réussirez auprès des personnes qui peuvent le servir . Vous êtes à portée, je crois, d'en parler à Mme de Pompadour, et quand une fois elle aura fait agréer au roi l'admission de M. Diderot, j'ose croire que personne ne sera assez hardi pour s'y opposer . Nous ne sommes plus au temps des théatins évêques de Mirepoix 1 . Il vous sera d'ailleurs aisé de voir sur combien de voix vous pouvez compter à l'Académie . Vous aurez l'honneur d'avoir fait cesser la persécution, d'avoir vengé la littérature et d'avoir assuré le repos d'un des plus estimables hommes du monde , qui sans doute est votre ami . M. d'Alembert me parait disposé à faire tout ce que vous jugerez à propos pour le succès de cette entreprise . Je prends la liberté de vous exhorter tous deux à vous aimer de tout votre cœur . Le temps est venu où tous les philosophes doivent être frères, sans quoi les fanatiques et les fripons les mangeront tous les uns après les autres .

Je suis entièrement à vos ordres pour le dictionnaire de l'Académie 2: je vous remercie de l'honneur que vous voulez bien me faire . J'en serais peut-être bien indigne, car je suis un pauvre grammairien , mais je ferai de mon mieux pour mettre quelques pierres à l'édifice . Votre plan me parait aussi bon que je trouve l'ancien plan sur lequel on a travaillé mauvais . On réduisait les dictionnaire aux termes de la conversation et la plupart des arts étaient négligés . Il me semble aussi qu'on s’était fait une loi de ne point citer, mais un dictionnaire sans citations est un squelette .

Je suis un peu surpris de vous voir dans le secret de notre petite province de Gex, dont j'ai fait ma patrie, mais je ne le suis pas du service que vous voulez bien me rendre . J'en suis pénétré . Je crains fort de ne pouvoir obtenir de messieurs du domaine ce que j'aurais pu avoir aisément d'un prince du sang 3, comme engagiste 4 . Mais j'ai toujours pensé qu'il faut tenter toute affaire dont le succès peut faire beaucoup de plaisir, et dont le refus vous laisse dans l'état où vous êtes . J'aurai l'honneur de vous rendre compte de l'état des choses dès que M. le comte de La Marche aura conclu avec Sa Majesté, et je vous avoue que j'aimerais mieux vous avoir l'obligation du succès qu'à tout autre . Cependant l'affaire de Diderot me tient encore plus à cœur que le pays de Gex . J'aime fort ce petit coin du monde, c'est comme le paradis terrestre, un jardin entouré des montagnes 5 ; mais j'aime encore mieux l'honneur de la littérature . Je vous demande pardon de ne pas vous écrire de ma main, je suis un peu malingre .

Encore un mot, je vous prie, malgré mon peu de forces, il me vient dans la tête que le travail de votre dictionnaire devient la raison la plus plausible et la plus forte pour recevoir M. Diderot . Ne pourriez-vous pas représenter ou faire représenter combien un tel homme vous devient nécessaire pour la perfection d'un ouvrage nécessaire ? ne pourriez-vous pas, après avoir établi sourdement cette batterie, vous assembler sept ou huit élus et faire une députation au roi pour lui demander M. Diderot comme le plus capable de concourir à votre entreprise ? M. le duc de Nivernais ne vous seconderait-il pas dans ce projet ? ne pourrait-il pas même se charger de porter avec vous la parole?Les dévots diront que Diderot a fait un ouvrage de métaphysique qu'ils n'entendent point : il n'a qu'a répondre qu'il ne l'a pas fait et qu'il est bon catholique ; il est si aisé d'être catholique !

Adieu, monsieur, comptez sur ma reconnaissance et mon attachement inviolable . Vous prendrez peut-être mes idées pour des rêves de malade . Rectifiez-les, vous qui vous portez bien . »

1 Boyer, de l'ordre des théatins était devenu évêque de Mirepoix .

2 La quatrième édition du Dictionnaire de l'Académie française était en préparation (elle parut en 1762) ; on aura l'occasion de voir la part qu'y prit V*.

3 Le comte de La Marche .

4 « Celui ou celle qui détient une portion du domaine royal, aliénées sous condition de la faculté de rachat »(selon le Dictionnaire général)

5 Tout comme l'Eldorado de Candide .

quand on a la guerre avec les Anglais, il faut donner la moitié de son bien pour défendre l'autre

... Et ça se vérifie encore pour le retrait des GB (Gueules de Bois) de l'Europe : le  Brexit ! Il reste 50 jours pour trouver un accord avec le Parlement européen, faute de quoi on va se retrouver avec un noeud gordien : qui tranchera ?

 

Mise en ligne le 16/11/2020 pour le 11/8/2015

 

 

« A François de Chennevières

11è août 1760 aux Délices

Mon cher correspondant, il me parait que le roi s'est expliqué, cum brevitate imperatoria 1; je n'entends rien à toutes ces remontrances des parlements, je sais seulement que quand on a la guerre avec les Anglais, il faut donner la moitié de son bien pour défendre l'autre ; je ne crois point que Breslau soit encore pris 2; mais je suis sûr que le roi de Prusse est très serré de tous côtés . On parle d'un échec que nous avons eu dans la Hesse ; on commence à nier notre défaite vers Pondichéry . Le temps éclaircira tout ; il n’affaiblira jamais mon attachement pour vous . Je recommande les deux incluses à vos bontés . »

1 Avec un laconisme impérial .

2 Laudon avait attaqué Breslau du 30 juillet au 2 août 1760, mais la ville se défendit bien, et faute de renforts, le général autrichien fut obligé de lever le siège .

en faisant bâtir actuellement une église ; je sais bien que cette bonne œuvre me ruine dans ce monde-ci, mais Dieu me le rendra dans l'autre ; je voudrais pouvoir un jour y entendre une messe avec vous ...

... Qui croirait qu'on verrait un jour des catho manifester devant leurs églises pour exiger qu'on les laisse participer à des messes comme avant la confinement ( oui, fin 2020 on vit confiné pour éviter la propagation du virus covid19, mortel ) ?

"Rendez-nous la messe" demandent les catholiques qui manifestent à Saint-Maur-des-Fossés (Val de Marne)

Et comme toujours la comtesse est folle de la messe !

Et le virus soluble dans l'eau bénite !

 

Mis en ligne le 16/11/2020 pour le 11/8/2015

 

 

« A Octavie Belot

11è août [1760]

M. Helvétius et M. La Popelinière, madame, sont à mes yeux des hommes respectables, car ils sont philosophes, et ils font tout le bien qu'ils peuvent . Ils ne présentent point de mémoires au roi, pour lui dire qu'ils ont une belle bibliothèque, et qu'ils ont eu autrefois des conversations amicales avec le feu chancelier d'Aguesseau ; il n'en est pas de même de M. Lefranc de Pompignan ; il écrit au roi, il n'est point philosophe, et il fait tout le mal qu'il peut .

J'ai vu enfin les lettres de M. Palissot de Montenoy ; je ne sais pas si la religion et la morale enseignent à faire imprimer les lettres d'un homme sans son consentement ; il a un peu altéré la pureté du texte ; mais il ne faut pas y regarder de si près, tous ces rogatons me viennent fort tard, et je n'ai lu aucune fréronade .

Je remercie M. Darget de son souvenir, et je vous prie, madame, de vouloir bien lui dire que je lui suis toujours très tendrement dévoué, je ne sais point quel est l'auteur du poème sur la peinture, dont vous me parlez 1, ni quelle est son aventure ; je ne connais de sœur du pot 2, que celle de mon village . Au reste, je ne réponds à toutes les calomnies dont on accable les philosophes, et à toutes les accusations ridicules d'irréligion, qu'en faisant bâtir actuellement une église ; je sais bien que cette bonne œuvre me ruine dans ce monde-ci, mais Dieu me le rendra dans l'autre ; je voudrais pouvoir un jour y entendre une messe avec vous ...

V. »

1 V* aurait-il oublié que cet auteur est Watelet , voir lettre du 25 avril 1760 à Watelet : http://voltaireathome.hautetfort.com/archive/2015/04/25/je-n-ai-vu-nulle-part-une-telle-situation-5610226.html

Ils me verront enterré dans le chœur avec une auréole sur la tête . Ils seront bien attrapés

... Pas de choeur, mais la crypte du Panthéon pour le plus ancien habitant des Aux Grands Hommes etc. Toujours debout, dominant "ce fou de Jean-Jacques" .

Visite du Panthéon de Paris, à la gloire des grands personnages de France

Mise en ligne le 16/11/2020 pour le 11/8/2015

 

 

« A Nicolas-Claude Thieriot

11 august [1760] fi – que août est barbare !

A peine eus-je écrit à l'ancien ami pour avoir des nouvelles, que Dieu m'exauça, et je reçus sa lettre du 30 juillet dans laquelle il me parlait de la libération de l'abbé Mords-les, et de L’Écossaise et de Catherine Vadé, et d'Alétof etc. M. d'Argental est celui qui a le plus contribué à nous rendre notre Mords-les . J'ai écrit tous les jours de poste . J'ai toujours été la mouche du coche, mais je bourdonne de si loin qu'à peine m'entend-on .

Oui, j'ai mon Moïse complet 1. Il a fait le pentateuque comme vous et moi, mais qu'importe ! Ce livre est cent fois plus amusant qu'Homère , et je le relis sans cesse avec un ébahissement nouveau .

Vous auriez bien dû cependant m'envoyer l'édition de mon commerce épistolaire avec le divin Palissot . Je veux voir si le texte est pur .

Il se montre donc, ce cher Palissot ? il exulte en public ? il ne sait donc pas que sa pièce des Philosophes est de frigidis 2?

Mon ancien ami, il y a trois mois que je crève de rire en me levant et en me couchant . C'est d'ailleurs un drôle de corps que notre ami Protagoras ; il est têtu comme une mule , il est tout plein d'esprit, il a toutes sortes d'esprit, il est gai, il est charmant . Il n'ira point en Brandenbourg de par tous les diables, car Luc est aux abois . Sa tentative sur Dresde n'est qu'un coup désespéré . Quomodo cecidisti de coelo Lucifer qui mane oriebaris 3! Ô Luc, l'aurais-tu cru que je serais cent fois plus heureux que toi !

Mon ancien ami, il faut que nous nous revoyons avant d'aller trouver Virgile et l'abbé Pellegrin dans l'autre monde . Qu'est-ce que vous faites chez le médecin Baron ? Venez aux Délices, elles sont plus riantes que la rue Culture-Sainte-Catherine .

V. 

Souvenez-vous que je me ruine à bâtir une église . Je veux qu'Abraham Chaumeix et ses consorts en sèchent de douleur . Ils me verront enterré dans le chœur avec une auréole sur la tête . Ils seront bien attrapés . Interim vivamus 4.

Je viens de recevoir mes lettres à Palissot avec les réponses, au lieu des lettres de Palissot avec mes réponses . Ce Palissot est un peu infidèle 5

1 Mose's legation, ouvrage de Warburton .

2 À la glace .

3 Comment es-tu tombé du ciel , Lucifer, toi qui ce matin te levais ? : Isaïe, XIV, 12 .

4 En attendant vivons .

5 Palissot a omis quelques passages qui selon lui, étaient trop flatteurs pour lui .

10/08/2015

Je vous conjure de ne point tomber dans l'inconvénient où nous avons déjà été, de publier des fautes dans la vaine idée que les lecteurs les pardonneront . On ne pardonne rien

... Mea culpa ou pas mea culpa, pas d'absolution ? Vous êtes durs !

Je vais dire deux navets et trois parterres en pénitence , et on reprend tout à zéro faute .

 

Mis en ligne le 15/11/2020 pour le 10/8/2015

 

 

« A Gabriel Cramer

[vers le 10 août 1760]

Il est impossible , mon cher Gabriel, que vous ayez pu en si peu de temps faire tous les cartons, les sécher, les mettre à leur place, faire les ballots et les envoyer à la dogana 1. Je vous conjure de ne point tomber dans l'inconvénient où nous avons déjà été, de publier des fautes dans la vaine idée que les lecteurs les pardonneront . On ne pardonne rien . Envoyez le ballot en Angleterre, mais par Dieu avec les cartons .

Le duc de Deux-Ponts 2 est un peu cause de la brûlure de Dresde . Que dites-vous d'un gros pifre de roi 3 qui laisse brûler sa capitale et qui va à la chasse en Pologne !

et les Russes qui n'avancent point !

et Daun qui s'est laisser tromper . Cependant Dresde n'est pas pris . Luc a perdu beaucoup de Borusses 4 . »

1 Douane .

2 Christian IV, duc de Zweibrücken ; voir Waddington, IV, 43 .

3 Frédéric Auguste II (Auguste III) duc de Saxe et roi de Pologne, dont la capitale héréditaire était Dresde .

4 Des Prussiens .

vous saurez que V. se moque de tout cela, qu'il rit tant qu'il peut et que s'il digérait il rirait bien davantage

... Ce qui me rappelle que mes bien-aimés parents, pour "rire à gorge déployée" ( on se croirait chez l'ORL ! ) disaient "se tord-boyauder" (là , on est chez le gastro-entérologue ! ), ce qui est bien dans le raisonnement voltairien .

Mis en ligne le 15/11/2020 pour le 10/8/2015

 

 

 

« A Charles-Augustin Ferriol, comte d'Argental

[10 août 1760] 1

Je cherche ma dernière lettre à mon cher Palissot pour vous l'envoyer . Palissot est un brave homme ; il imprime français, aurais, ferais par un â et les encyclopédistes n'en ont pas tant fait 2. Ce drôle-là ne manque pas d'esprit et a même quelque talent . Mais c'est un calomniateur que mon cher Palissot, un misérable, et j'ai eu l'honneur de l'en avertir assez gaiement . Autant que je peux m'en souvenir ma dernière lettre à ce cher Palissot était toute chrétienne .

Je doute fort que M. de Malesherbes me rende d'importants services 3. Un folliculaire 4 qui fait la feuille intitulée L'Avant-Coureur, nommé Jonval 5 , demeurant quai de Conti, m'a mandé qu'on lui avait donné L'Oracle des philosophes 6 à annoncer . Vous savez ce que c'est que cet oracle . Pour moi j'en ignore l'auteur . Mon divin ange vous me ferez plaisir de me faire connaître ce bon homme . Je lui dois au moins un remerciement . Ce Jonval l'annonçait donc, et en même temps le dénonçait aux honnêtes gens comme un plat libelle . Il prétend que son censeur qu'il ne nomme pas lui a rayé son annonce et lui a dit, si vous tombez sur V. on vous en saura gré, mais si vous voulez défendre V. on ne vous le permettra pas . Or mon cher ange vous saurez que V. se moque de tout cela, qu'il rit tant qu'il peut et que s'il digérait il rirait bien davantage . Ô anges V. baise le bout de vos ailes avec plus de dévotion que jamais .

N.B.-- Nous voici à dimanche 10 auguste, ou barbarement août . Le bruit se répand sur le Haut-Rhin, de là à Bâle, de Bâle à Shafouze, de Shafouze à Berne, de Berne aux Délices que le maréchal Daun a défait l'armée de Luc sans ressource 7 . Demain nous en saurons davantage . Il serait doux d'écraser dans le même mois Luc, Fréron et Pompignan . La poste partira avant que je puisse vous dire des nouvelles ; mais au bout de vingt-quatre heures vous en saurez plus que moi par les courriers que recevra M. le duc de Choiseul, supposé que cette nouvelle soit plus vraie que celle des 22 jésuites pendus .

11 au matin . La nouvelle n'est pas vraie . Ce n'est qu'un confirmation de la nouvelle de la levée du siège de Dresde avec quelque perte .

Voici trois pancartes pour M . de Chauvelin que je fourre dans le paquet . La poste part . »

1 Date mentionnée par d'Argental avec la notation « Re[pondu] » . Tout le post-scriptum suite à la copie de Beaumarchais, manque dans l'édition de Kehl et suivantes .

2 Allusion à la réforme orthographique préconisée par V* (après Berlin à la fin du XVIIè siècle), et qui consistait à substituer -ai- à -oi- dans les désinences d'imparfait et de conditionnel et dans quelques autres mots (connaître, raie, français, anglais, japonais, etc.) pour lesquels la prononciation courante était è . Voir la lettre à Berger du 5 avril 1736 : http://voltaireathome.hautetfort.com/archive/2010/02/01/8d35e392882d0ebe4a27cc4805560aba.html

3 Malesherbes avait certainement informé d'Argental de ses efforts pour réduire Fréron au silence ; la correspondance entre Fréron, Malesherbes et Coqueley ( reproduite par Besterman pour la période allant du 18 juillet au 21 août 1760) montre quelles furent les difficultés rencontrées par Fréron pour se défendre dans son propre journal, du fait d'un censeur pointilleux et hostile .Il n'y a sans doute pas d'aspect plus difficile à pardonner dans l'attitude et le caractère de V* que cet acharnement à réduire au silence, grâce au bras séculier, des personnages contre lesquels il s'acharne obstinément, nommément et semble-t-il sans aucune considération des lois qu'il invoque lui-même contre eux .

4 V* venait de créer ce néologisme dans Candide, chap . XXII :

5 Jonval (dont l'identité n'est pas autrement connue) était l'un des rédacteurs d'un hebdomadaire fondé en 1759 sous le nom de La Feuille nécessaire, contenant divers détails sur les sciences, les lettres et les arts, qui devint en 1760 l'Avant-coureur, Feuille hebdomadaire, où sont annoncés les objets particuliers des sciences et des arts,etc. Cette feuille qui a survécu jusqu'en 1774, se signale , à cette époque d’irréligion agressive, par sa modération et son orthodoxie .

6 Sur L'Oracle des philosophes que V* avait en main dès le début de juin, voir lettre du 4 juin 1760 à Palissot : http://voltaireathome.hautetfort.com/archive/2015/06/04/il-y-a-des-articles-pitoyables-sans-doute-et-les-miens-pourr-5634190.html

09/08/2015

j’aime passionnément Cicéron, parce qu’il doute 

... Douter, oui, et puis, malgré tout, prendre une décision est nettement plus courageux que d'agir selon des croyances inamovibles .

 

Mis en ligne le 15/11/2020 pour le 9/8/2015

In dubio pro reo. | TV83

 

 

 

« A Jean-Jacques Dortous de Mairan

9è août 1760 au château de Tournay

pays de Gex par Genève

Je vous remercie bien sensiblement, Monsieur, d’une attention qui m’honore, et d’un souvenir qui augmente mon bonheur dans mes charmantes retraites ; il y a longtemps que je regarde vos lettres au père Parrenin et ses réponses 1, comme des monuments bien précieux ; mais n’allons pas plus loin, s’il vous plait ; j’aime passionnément Cicéron, parce qu’il doute ; vos lettres à Père Parrenin sont sans doutes de Cicéron ; mais quand M. Guignes 2 a voulu conjecturer après vous il a rêvé très creux. J’ai été obligé en conscience de me moquer de lui (sans le nommer pourtant) dans la préface de l’Histoire de Pierre Le Grand. On imprimait cette histoire l’année passée, lorsqu’on m’envoya cette plaisanterie de M. Guignes ; je vous avoue que j’éclatai de rire en voyant que le roi Yu était précisément le roi d’Égypte Menès, comme Platon était chez Scarron l’anagramme de Chopine, en changeant seulement Pla en Cho, et ton en pine. J’étais émerveillé qu’on fût si doctement absurde dans notre siècle. Je pris donc la liberté de dire dans ma préface : Je sais que des philosophes d’un grand mérite ont cru voir quelque conformité entre ces peuples, mais on a trop abusé de leurs doutes etc.

Or ces philosophes d’un grand mérite, c’est vous, Monsieur, et ceux qui abusent de vos doutes, ce sont les Guignes. Je lui en devais d’ailleurs à propos des Huns : j’ai vu des Huns, moi qui vous parle, j’ai vu chez moi de petits Huns, nés à trois cents lieues de l’est de Tobolskoy 3, qui ressemblaient comme deux gouttes d’eau à des chiens de Boulogne 4, et qui avaient beaucoup d’esprit ; ils parlaient français comme s’ils étaient nés à Paris, et je me consolais de nous voir battus de tous côtés, en voyant que notre langue triomphait dans la Sibérie ; cela est, par parenthèse, bien remarquable. Jamais nous n’avons écrit de si mauvais livres et fait tant de sottises qu’aujourd’hui ; et jamais notre langue n’a été si étendue dans le monde.

J’aurai l’honneur de vous soumettre incessamment le premier volume de L’empire de Russie sous Pierre le Grand. Il commence par une description des provinces de la Russie, et l’on y verra des choses plus extraordinaires que les imaginations de M. Guignes, mais ce n’est pas ma faute ; je n’ai fait que dépouiller les archives de Pétersbourg et de Moscou qu’on m’a envoyées. Je n’ai point voulu faire paraitre ce volume avant de l’exposer à la critique des savants d’Arcangel et du Canchatka, mon exemplaire a resté un an en Russie, on me le renvoie, on m’assure que je n’ai trompé personne, en avançant que les Samoyèdes ont le mamelon d’un beau noir d’ébène, et qu’il y a encore des races d’hommes gris pommelé fort jolis : ceux qui aiment cette variété seront fort aise de cette découverte, on aime à voir la nature s’élargir ; nous étions autrefois trop resserrés, les curieux ne seront pas fâchés de voir ce que c’est qu’un empire de deux mille lieues ; mais on a beau faire, Ramponneau, les comédiens du boulevard et Jean-Jacques mangeant sa laitue à quatre pattes, l’emporteront toujours sur les recherches philosophiques.

Je ne peux finir cette lettre, Monsieur, sans vous dire un petit mot de vos Égyptiens : je vous avoue que je crois les Indiens et les Chinois plus anciennement policés que les habitants de Mesraïm 5; ma raison est qu’un petit pays très étroit inondé tous les ans , a dû être habité plus tard que le sol des Indes et de la Chine beaucoup plus favorable à la culture et à la construction des villes ; et comme les pêchers nous viennent de Perse, je crois qu’une certaine espèce d’homme à peu près semblable à la nôtre, pourrait bien nous venir d’Asie. Si Sésostris a fait quelques conquêtes, à la bonne heure, mais les Égyptiens n’ont pas été taillés pour être conquérants. C’est de tous les peuples de la terre le plus mou, le plus lâche, le plus frivole, le plus sottement superstitieux 6. Quiconque s’est présenté pour lui donner les étrivières l’a subjugué comme un troupeau de moutons ; Cambyse, Alexandre, les successeurs d’Alexandre, César, Auguste, les califes, les Circasses, les Turcs n’ont eu qu’à se montrer en Égypte pour en être les maîtres. Apparemment que du temps de Sésostris ils étaient d’une autre pâte, ou que leurs voisins de Syrie et de Phénicie étaient encore plus méprisables qu’eux.

Pour moi, Monsieur, je me suis voué aux Allobroges, et je m’en trouve bien ; je jouis de la plus heureuse indépendance, je me moque quelquefois des Allobroges de Paris ; je vous aime, je vous estime, je vous révèrerai jusqu’à ce que mon corps soit rendu aux éléments dont il est tiré.

J’ai l’honneur d’être, avec le respect que je dois à votre mérite et la tendresse que méritent vos mœurs aimables, v[otre] t[rès] h[umble] ob[éissant] s[ervi]t[eu]r.

Le Suisse Allobroge V. »

1 Mairan avait dû envoyer à V* les Lettres de M. de Mairan au R.P. Parrenin [...] contenant diverses questions sur la Chine, 1759 . Dans cet ouvrage, Mairan, comme Guignes dans son Mémoire, se rallie à la thèse selon laquelle les Chinois descendraient des Égyptiens .

2 Joseph De guignes, Histoire des Huns et des peuples qui en sont sortis, 1752 ; Histoire générale des Huns, des Turcs, des Mogols, et des autres Tartares occidentaux, 1756-1758

3 Tobolsk ; on attendait plutôt à l'est de .

4 Les chiens de Boulogne sont des bassets artésiens .

5 Mesraïm est le nom hébreux pour l’Égypte .

6 C'est cette conception des mœurs des Égyptiens que V* illustrera dans Le taureau blanc .