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29/01/2013

Je puis souffrir les injures et la misère, mais je ne peux vivre avec les injures, la misère, et l'ignominie ensemble

... Il y a des limites à toute souffrance .

Déchirement  ignominie 1527.JPG

 

 

 

« A FRÉDÉRIC II, ROI DE PRUSSE.

13 novembre [1757].

Sire, votre Épître 1 à d'Argens m'avait fait trembler; celle 2 dont Votre Majesté m'honore me rassure. Vous sembliez dire un triste adieu dans toutes les formes, et vouloir précipiter la fin de votre vie. Non-seulement ce parti désespérait un cœur comme le mien, qui ne vous a jamais été assez développé, et qui a toujours été attaché à votre personne, quoi qu'il ait pu arriver, mais ma douleur s'aigrissait des injustices qu'une grande partie des hommes ferait à votre mémoire.
Je me rends à vos trois derniers vers, aussi admirables par le sens que par les circonstances où ils sont faits

Pour moi, menacé du naufrage,
Je dois, en affrontant l'orage,
Penser, vivre, et mourir en roi.


Ces sentiments sont dignes de votre âme et je ne veux entendre autre chose par ces vers, sinon que vous vous défendrez jusqu'à la dernière extrémité avec votre courage ordinaire. C'est une des preuves de ce courage supérieur aux événements, de faire de beaux vers dans une crise où tout autre pourrait à peine faire un peu de prose. Jugez si ce nouveau témoignage de la supériorité de votre âme doit faire souhaiter que vous viviez. Je n'ai pas le courage, moi, d'écrire en vers à Votre Majesté dans la situation où je vous vois; mais permettez que je vous dise tout ce que je pense.
Premièrement, soyez très-sûr que vous avez plus de gloire que jamais. Tous les militaires écrivent de tous côtés qu'après vous être conduit à la bataille du 18 3 comme le prince de Condé à Senef, vous avez agi dans tout le reste en Turenne. Grotius disait « Je puis souffrir les injures et la misère, mais je ne peux vivre avec les injures, la misère, et l'ignominie ensemble. ». Vous êtes couvert de gloire dans vos revers; il vous reste de grands États; l'hiver vient, les choses peuvent changer. Votre Majesté sait que plus d'un homme considérable pense qu'il faut une balance, et que la politique contraire est une politique détestable, ce sont leurs propres paroles.
J'oserai ajouter encore une fois 4 que Charles XII, qui avait votre courage avec infiniment moins de lumières et moins de compassion pour ses peuples, fit la paix avec le czar sans s'avilir. Il ne m'appartient pas d'en dire davantage, et votre raison supérieure vous en dit cent fois plus.
Je dois me borner à représenter à Votre Majesté combien sa vie est nécessaire à sa famille, aux États qui lui demeureront, aux philosophes qu'elle peut éclairer et soutenir, et qui auraient, croyez-moi, beaucoup de peine à justifier devant le public une mort volontaire, contre laquelle tous les préjugés s'élèveraient. Je dois ajouter que, quelque personnage que vous fassiez, il sera toujours grand.
Je prends, du fond de ma retraite, plus d'intérêt à votre sort que je n'en prenais dans Potsdam et dans Sans-Souci. Cette retraite serait heureuse, et ma vieillesse infirme serait consolée, si je pouvais être assuré de votre vie, que le retour de vos bontés me rend encore plus chère.
J'apprends que monseigneur le prince de Prusse est très-malade, c'est un nouveau surcroît d'affliction, et une nouvelle raison de vous conserver. C'est très-peu de chose, j'en conviens, d'exister pour un moment au milieu des chagrins, entre deux éternités qui nous engloutissent; mais c'est à la grandeur de votre courage à porter le fardeau de la vie, et c'est être véritablement roi que de soutenir l'adversité en grand homme. »

1 Celle du 23 septembre 1757 . Voir lettre du 15 octobre 1757 à Frédéric II : http://voltaireathome.hautetfort.com/archive/2011/08/26/du-haut-rang-ou-vous-etes-vous-ne-pouvez-guere-voir-qu-elle.html

2 De FRÉDÉRIC II, roi de PRUSSE

(Buttstedt) 8 octobre 1757.
Je suis homme, il suffit, et né pour la souffrance;
Aux rigueurs du destin j'oppose ma constance.
Et particulier comme lui,
Me contentant du nécessaire,
Je verrais voltiger la fortune légère,
Et m'en moquerais aujourd'hui.
Je connais l'ennui des honneurs,
Le fardeau des devoirs, le jargon des flatteurs,
Ces misères de toute espèce,
Et ces détails de petitesse
Dont il faut s'occuper dans le sein des grandeurs.
Je méprise la vaine gloire,
Quoique poète et souverain.
Quand du ciseau fatal, en tranchant mon destin,
Atropos m'aura vu plongé dans la nuit noire,
Qu'importe l'honneur incertain
De vivre après ma mort au temple de Mémoire?
Un instant de bonheur vaut mille ans dans l'histoire.
Nos destins sont-ils donc si beaux?
Le doux plaisir et la mollesse,
La vive et naïve allégresse,
Ont toujours fui des grands la pompe et les travaux.
Ainsi la fortune volage
N'a jamais causé mes ennuis,
Soit qu'elle me flatte ou m'outrage,
Je dormirai toutes les nuits
En lui refusant mon hommage.
Mais notre état fait notre loi
Il nous oblige, il nous engage
A mesurer notre courage
Sur ce qu'exige notre emploi.
Voltaire dans son ermitage,
Dans un pays dont l'héritage
Est son antique bonne foi,
Peut s'adonner en paix à la vertu du sage,

Dont Platon nous marqua la loi.
Pour moi, menacé du naufrage,
Je dois, en affrontant l'orage,
Penser, vivre, et mourir en roi. »

3 La bataille de Kollin, perdue par Frédéric le 18 juin 1757.

 

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