12/12/2008
je suis un peu maître chez moi
« A Claude – Adrien Helvetius

Mon cher philosophe, il y a longtemps que je voulais vous écrire. La chose qui me manque le plus c’est le loisir. Vous savez que ce La Serre volume sur volume incessamment desserre [vers attribués à Boileau]. J’ai eu beaucoup de besogne. Vous êtes un grand seigneur qui affermez vos terres. Moi je les laboure moi-même comme Cincinnatus, de façon que j’ai rarement un moment à moi. J’ai lu une héroïde d’un disciple de Socrate dans laquelle j’ai vu des vers admirables. J’en fais mon compliment à l’auteur sans le nommer [Marmontel ?]. La pièce est roide. Bernard de Fontenelle n’eut jamais osé ni pu en faire autant. Le parti des sages ne laisse pas d’être considérable, et assez fier. Je vous le répète, mes frères, si vous vous tenez tous par la main vous donnerez la loi. Rien n’est plus méprisable que ceux qui vous jugent. Vous ne devez voir que vos disciples.
Si vous avez reçu un Pierre [Commentaires sur Corneille], ce n’est pas Simon Barjone. Ce n’est pas non plus le Pierre russe que je vous avais dépêché par la poste. Ce doit être un Pierre en feuilles que Robin mouton devait vous remettre. Je vous en ai envoyé deux reliés, un pour vous et l’autre pour M. Saurin. Il a plu à messieurs les intendants des postes de se départir des courtoisies qu’ils avaient ci-devant pour moi. Ils ont prétendu qu’on ne devait envoyer aucun livre relié. Douze exemplaires ont été perdus –c’est l’antre du lion. J’ignore même si un gros paquet a été rendu à M. Duclos.
De quelles tracasseries me parlez-vous ? Je n’en ai essuyé ni pu essuyer aucune. Est-ce de frère Menoux ?Ah ! rassurez-vous. Les jésuites ne peuvent me faire de mal, c’est moi qui ai l’honneur de leur en faire. Je m’occupe actuellement à déposséder les frères jésuites d’un domaine qu’ils ont acquis près de mon château [Ornex]. Ils l’avaient usurpé sur des orphelins et avaient obtenu lettres royaux pour avoir permission de garder la vigne de Naboth. Je les fais déguerpir mort-Dieu ; je leur fais rendre gorge, et la province me bénit. Je n’ai jamais eu un plaisir plus pur. Je suis un peu le maître chez moi par parenthèse.
Vous ai-je dit que le frère et le fils d’Omer sont venus chez moi et comme ils ont été reçus ? Vous ai-je dit que j’ai envoyé Pierre au roi, et qu’il l’a mieux reçu que le discours et le mémoire de Lefranc de Pompignan ? Vous ai-je dit que Mme de Pompadour et M. le duc de Choiseul m’honorent d’une protection très marquée . Croyez moi, croyez mes frères, notre petite école de philosophes n’est pas si déchirée. Il est vrai que nous ne sommes ni jésuites ni convulsionnaires, mais nous aimons le roi sans vouloir être ses tuteurs, et l’Etat sans vouloir le gouverner. Il peut savoir qu’il n’a point de sujets plus fidèles que nous, ni de plus capables de faire sentir le ridicule des cuistres qui voudraient renouveler les temps de la Fronde.
N’avez-vous pas bien ri du voyage de Pompignan à la cour avec Fréron, et de l’apostrophe de monsieur le dauphin : et l’ami Pompignan pense être quelque chose ? Voila à quoi les vers sont bons quelquefois. On les cite comme vous voyez dans les grandes occasions. J’ai vu un Oracle des anciens fidèles. Cela est hardi, adroit et savant. Je soupçonne l’abbé Mords-les [Morellet] d’avoir rendu ce petit service.
Dieu vous conserve dans la sainte union avec le petit nombre. Frappez et ne vous commettez pas. Aimons toujours le roi et détestons les fanatiques.
Voltaire
12 décembre 1760. »
Pour les connaisseurs, et je crois que vous l’êtes,
ce texte est bien sûr en fonte Helvetica ;-)
De « cher philosophe » à « cher philosophe », je trouve que le Patriarche distribue les bons points et , soupçonnant à juste titre des espionnages de ses écrits, fidèle à son style, est à mes yeux capable de dire encore une fois une chose et son contraire : le roi « n’a point de sujets plus fidèles que nous » alors que plus haut « Je vous le répète, mes frères, si vous vous tenez tous par la main vous donnerez la loi. Rien n’est plus méprisable que ceux qui vous jugent ».
J’aime aussi ce coté gamin qui « se la pète » : «Je les fais déguerpir mort-Dieu ; je leur fais rendre gorge, et la province me bénit. Je n’ai jamais eu un plaisir plus pur. Je suis un peu le maître chez moi par parenthèse. », je lui trouve un coté Zorro qui me fait rigoler . Voltaire -Zorro avec son fidèle écuyer le père Adam-Bernardo, couple d’enfer !
Autre couple d’enfer, Fréron et Lefranc de Pompignan que vous pourrez voir représenté entre autres sur le tableau dit « Le triomphe de Voltaire » au château de Voltaire . Il vaut son pesant de cacahuètes. Voir : http://images.google.fr/imgres?imgurl=http://mr_sedivy.tr...
Après quelques récriminations contre la poste locale (Ferney) car à 13h toujours pas de courrier (donc pas de journal), je vois que ces ennuis ne datent pas d’aujourd’hui et je comprends que le facteur n’a peut-être pas de talents de dompteur pour collecter le courrier dans « l’antre du lion » ! Je n’ai pour ma part pas l’art d’attendrir et motiver nos préposés. Avez –vous une ou des recettes ?
Et bien sûr détestons les fanatiques.
16:52 | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : voltaire, helvetius, freron, tracasserie, fanatique, frère
11/12/2008
coupe-jarrets ou bouchers ?
« A Marie-Jean-Antoine-Nicolas de Caritat, marquis de Condorcet
Le voici enfin cet exécrable procès-verbal [sur le chevalier de La Barre et d’Etallonde]; le voici avec toutes se contradictions, ses imbécillités et ses noirceurs, accumulées par une cabale d’Hottentots welches. Deux coquins suscitèrent ce procès horrible uniquement pour perdre Mme l’abbesse de Villancour, qui n’avait pas voulu coucher avec eux.
J’envoie aux deux Bertrands l’extrait fidèle des dépositions avec la réfutation en marge. Il faut espérer que la France se lavera de cet opprobre d’une façon ou d’une autre.
Je donne avis à M. d’Hornoy que j’ai entre les mains la procédure. Je pense qu’il faut absolument purger la contumace, les cinq ans sont passés, on a besoin de lettres du Sceau, mais elles ne sont jamais refusées, c’est une chose de droit.
Il serait plus difficile de réhabiliter le chevalier de La Barre au parlement même. Jamais ces assassins ne voudront convenir qu’ils ont été des coupe-jarrets absurdes. On ne pourrait parvenir à cette réhabilitation qu’en cas que la famille obtint la révision à un autre tribunal.
Mais songez que la famille des de Thou n’a jamais pu parvenir à faire revoir le procès de son parent juridiquement assassiné pour s’être conduit en honnête homme. [décapité avec Cinq-Mars sans avoir révélé le complot]
D’ailleurs je crois qu’il y a eu quelques profanations prouvées contre le chevalier de La Barre. Ainsi, tout ce qu’on pourrait obtenir serait une condamnation à une moindre peine ; à moins qu’on ne portât l’affaire à un tribunal tout à fait philosophe, ce qui n’arrivera pas sitôt.
Toute notre ressource est donc de purger la contumace d’Etallonde. Le succès me parait sûr, et fera le même effet que si on cassait le jugement rendu contre La Barre. Car le public croira avec raison que La Barre était aussi innocent que son camarade ; et en justifiant l’un, nous les justifions tous les deux.
Pour parvenir à cette justification, nous écartons un ou deux témoins des Hottentots d’Abbeville. Personne ne paraissant plus pour l’accuser, il sera en ce cas absous infailliblement, et il pourra même obtenir la permission de procéder contre ses accusateurs.
Voilà où nous en sommes. La générosité du grand-duc de Russie envers M. de La Harpe [qui en reçoit une pension] est une belle leçon pour nos Welches.
J’embrasse tendrement nos deux Ajax qui combattent vaillamment pour la cause des Grecs.
J’allais faire partir cette lettre par la voie indiquée, lorsque M. de Villevieille a eu la bonté de s’en charger. Alors je l’ai mis dans la confidence ; bien sûr qu’il nous gardera le secret et qu’il pourra même nous aider des ses bons offices. Son cœur est digne du vôtre.
Il faut encore que je vous dise, et que l’avocat sache qu’il y a dans la déposition de Moinel, page 2, que ledit Moinel avait entendu dire que d’Etallonde avait donné des coups de canne au crucifix du grand chemin. J’ai mis insulter pour ne pas effaroucher les Welches.
V.
11 décembre 1774 »
Voltaire fait encore du rentre-dedans contre les « coquins » qui mènent une justice diablement partiale, malheureusement , dans cette affaire il n’aura pas gain de cause de son vivant : « Jamais ces assassins ne voudront convenir qu’ils ont été des coupe-jarrets absurdes », cri du cœur contre la peine de mort et ceux qui la décident !
Dans un autre domaine qui me touche de près, je serais heureux que le commissaire russe d’une exposition qui est prévue au château de Voltaire en 2010, en l’honneur des liens France – Russie, Voltaire et Catherine II ne nous oublie pas dans ses prières et ne fasse pas à notre propos de la procrastination (eh oui ! quand on m’énerve je trouve des grands mots à tirette ; à vos dicos mes amis !). Allez, je balance : le prénom commence par D et le nom finit par ov. N'insistez pas, il est très discret, mais je vous donnerai peut-être le lien qui vous permettra de le voir en interview avec une journaliste qui mérite le détour, si vous êtes sages ou si vous me le demandez ...
Allez, je mets mes raquettes et je vais faire chauffer la soupe.
Spécial pour Jacques : "Mais il est tard monsieur, il faut que je rentre chez moi !"
18:43 | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : voltaire, la barre, assassins, exposition, russie
09/12/2008
VRP de luxe = Voltaire
« A Jeanne-Grâce Bosc du Bouchet, comtesse d’Argental
J’ai commandé sur le champ, Madame, à mes Vulcains quelque chose de plus galant que la ceinture de Vénus pour madame la marquise de Chalvet, la Toulousaine. Elle aura cercle de diamants, boutons, repoussoir, aiguilles de diamants, crochet d’or, chaîne d’or colorié. Vous aurez du très beau et du très bon. J’ai un des meilleurs ouvriers de l’Europe. C’était lui qui faisait à Genève les montres à répétition, où les horlogers de Paris mettaient leur nom impudemment. Je ne saurais vous dire le prix actuellement, cela dépendra de la beauté des diamants.
Vous voulez, peut-être, Madame, des chaines de marcassites séparément ; c’est sur quoi je vous demande vos ordres. Les chaînes ordinaires sont d’argent doré, dont chaque chaton porte une pierre. Ces chaînes valent six louis d’or.
Celles dont les chatons portent des pierres appelées jargon, qui imitent parfaitement le diamant, valent onze louis.
Voilà tout ce que je sais de mes fabricants, car je ne les vois guère : ils travaillent sans relâche. Vous prétendez que j’en fais autant de mon côté ; vous me faites bien de l’honneur. Je n’ai guère de moments à moi ; il m’a fallu bâtir plus de maisons que le président Hénault n’en avait dans le quartier Saint Honoré ; et il me faut à présent combattre la famine. Le pain blanc vaut chez nous huit sols la livre. J’ai envie d’en porter mes plaintes aux Ephémérides du citoyen. [édité par le physiocrate Dupont de Nemours]
Vous me dites que du temps des sorciers j’aurais été brûlé. Vraiment, Madame, je le serais bien à présent si on en croyait l’honnête gazetier ecclésiastique. Mais n’appelez point l’Epitre au roi de la Chine un ouvrage. Ce sont les vers de Sa Majesté chinoise qui sont un ouvrage considérable. On y trouve sa généalogie : il descend en droite ligne d’une vierge. Cela n’est point du tout extraordinaire en Asie.
Je ne sais pas encore ce qui s’est passé au parlement. Il a du trouver fort mauvais qu’on veuille le policer, lui qui prétend avoir la grande et la petite police. Il ferait bien mieux, peut-être de ne point ordonner des autodafés pour des chansons.
La Sophonisbe de Lantin deviendra ce qu’elle pourra. On tâchera de trouver un quart d’heure pour envoyer quelques pompons à cette Africaine ; mais la journée n’a que vingt-quatre heures, et on n’est pas sorcier comme vous le prétendez.
On dit que Lekain est plus gras que jamais et se porte à merveille ; cela doit réjouir infiniment M. d’Argental, il aura enfin des tragédies bien jouées.
Je me mets à l’ombre des ailes de mes anges. Mme Denis leur est attachée autant que moi : c’est beaucoup dire.
Mille respects.
V.
7 décembre 1770 »
La vente est une chose pour laquelle le Patriarche semble avoir des dispositions, grand connaisseur en bijoux (il était généreux envers les dames qu'il aimait ), placier en montres et bas de soie . Le luxe, il connait bien. Et la mise en boîte aussi : "Sa Majesté chinoise" et le monde asiatique ont droit à un revers lifté imparable qui me réjouit .
Faute d'autodafés pour des chansons, contentons nous des attaques en justice pour des poupées ou des photos de people.
Le Vieux ferneysien montre encore qu'il a du coeur en lançant un combat contre la famine...
ps: je fais un petit saut ailleurs et je reviens ...
Coucou, me revoilou. Parler de famine m'a donné un petit creux et il me restait une demi-pomme avec un quignon de pain ! Il neige, il pleut, hiver rude, homme blanc planqué devant télé voir Inspecteur Harry (quand même moins sopo que les Experts à la mie de pain de tous les pays : aujourd'hui, qui n'a pas sa bande d'experts n'est pas digne d'émettre pour nos chères têtes blondes !). "Grande ou petite police", Clint Eastwood ne connait que la loi de l'efficacité du bien contre le mal, ou plutot du moins mauvais contre le pire.Il ne sera pas dit que seul le comte d'Argental aura des tragédies bien jouées...16:43 | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : voltaire, bijou, or, diamant, famine, sorcier
à têtes chaudes, marrons chauds
« A Jean Le Rond d’Alembert, secrétaire perpétuel de l’Académie française, au Louvre à Paris
C’est à votre lettre du 30 novembre, mon très cher philosophe, que je réponds aujourd’hui, et nous ne nous croiserons plus. Je vous remercie pour votre bonne volonté pour l’apprenti prêtre et apprenti évêque d’Espagnac. J’ai quelque lieu d’espérer un jour qu’il sera un prélat assez philosophe. Vous pouvez lui confier Saint Louis pour l’année 1778. Je crois qu’il a trop d’esprit pour justifier les croisades devant l’Académie. Il me semble qu’il avait parlé de la philosophie de Catinat avec effusion de cœur.
Luc [Frédéric II et aussi le singe que possède Voltaire !!] est un singulier corps. Profitez de l’extrême envie qu’il a de vous plaire. Il serait homme à faire comme Hume, si on avait le malheur de le perdre. [Hume avait fait un legs à d’Alembert]
Le secrétaire juif nommé Guénée n’est pas sans esprit et sans connaissances, mais il est malin comme un singe, il mord jusqu’au sang en faisant semblant de baiser la main. Il sera mordu de même. Heureusement un prêtre de la rue Saint Jacques, desservant d’une chapelle à Versailles, qui se fait secrétaire des juifs, ressemble assez à l’aumônier Pousssatin du « Comte de Grammont ». Tout cela fait rire le petit nombre de lecteurs qui peut s’amuser de ces sottises.
Savez-vous bien que nos ennemis sont déchainés contre nous d’un bout de l’univers à l’autre ? Connaissez-vous le jésuite Ko, résidant actuellement à Pékin ? C’est un petit Chinois, enfant trouvé, que les jésuites amenèrent il y a environ vingt-cinq ans à Paris. Il a de l’esprit, il parle français mieux que chinois, et il est plus fanatique que tous les missionnaires ensemble. Il prétend qu’il a vu beaucoup de philosophes à Paris, et dit qu’il ne les aime , ni ne les estime, ni ne les craint . Et où dit-il cela ? Dans un gros livre dédié à Monseigneur Bertin . Il parait persuadé que Noé est le fondateur de la Chine. Tout cela est plus dangereux qu’on ne pense. Son livre imprimé à Paris, chez Nyon, ne peut être connu de mon grand poète Kien-Long empereur de la Chine ; et il est difficile de l’en instruire. Les jésuites qu’il a eu la bonté de conserver à Pékin sont plus convertisseurs que mathématiciens. Ils aiment à travailler de leur métier. Il ne faut que deux à trois têtes chaudes pour troubler tout un empire. Il serait assez plaisant d’empêcher ces marauds-là de faire du mal à la Chine. On pourrait y parvenir par le moyen de la cour de Petersbourg, mais commençons par songer à Paris.
Raton se jette en mourant entre les bras de Bertrand.
V.
8 décembre 1776. »
Pour les curieux , voir :
Memoires du Comte de Grammont de Antoine Hamilton : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k29220q et http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k292212
« Il ne faut que deux à trois têtes chaudes pour troubler tout un empire » : c’est vrai au 18ème siècle, c’est vrai encore et toujours et les têtes chaudes ne manquent pas ; difficile de garder son sang-froid avec tous les bouillants qui nous entourent ; j’en viendrais à des extrémités fâcheuses qui seraient de couper les dites extrémités en surchauffe comme on coupa jadis les têtes de l’Hydre ou celles de Cerbère ! Pas étonnant que la planète se réchauffe à grande allure ! Euh, là , je mélange peut-être un peu les sujets, quoi que !?
Un petit coucou amical (sic) à nos amis chinois à qui j’apporte le soutien désintéressé de Voltaire (et de la Russie ) qui n’est pas encore au courant de la situation au Tibet et qui ne voit dans son timonier qu’un amical poète à la bonté proverbiale ! Comme les temps changent, ou plutôt, comme j’aimerais qu’ils changent . Comme disent mes voisins suisses : « j’aimerais être déçu en bien ! »
13:41 | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : voltaire, chine, tibet, tête, singe, bien, louvre
4 heures du mat'
« A Charles-Augustin Ferriol, comte d’Argental
Votre amie |Emilie du Chatelet] a d’abord été bien étonnée quand elle a appris qu’un ouvrage aussi innocent que Le Mondain avait servi de prétexte à quelques uns de mes ennemis, mais son étonnement s’est tourné dans la plus grande confusion, et dans l’horreur la plus vive à la nouvelle qu’on voulait me persécuter sur ce misérable prétexte. Sa juste douleur l’a emporté sur la résolution de passer avec moi sa vie. Elle n’a pu souffrir que je restasse plus longtemps dans un pays où je suis traité si inhumainement. Nous venons de partir de Cirey, nous sommes à quatre heures du matin à Vassy où je dois prendre des chevaux de poste. Mais mon véritable, mon tendre et respectable ami, quand je vois arriver le moment où il faut se séparer pour jamais de quelqu’un qui a fait tout pour moi, qui a quitté pour moi Paris, tous ses amis , et tous les agréments de sa vie, quelqu’un que j’adore et que je dois adorer, vous sentez bien ce que j’éprouve. L’état est horrible. Je partirais avec une joie inexprimable, j’irais voir le prince de Prusse qui m’écrit souvent pour me prier d’aller à sa cour, je mettrais entre l’envie et moi un assez grand espace pour n’en être plus troublé, je vivrais dans les pays étrangers en Français qui respectera toujours son pays, je serais libre et je n’abuserais point de ma liberté, je serais le plus heureux homme du monde. Mais votre amie est devant moi qui fond en larmes. Mon cœur est percé. Faudra-t-il la laisser retourner seule dans un château qu’elle n’a bâti que pour moi, et me priver de ma vie parce que j’ai des ennemis à Paris ? Je suspends dans mon désespoir mes résolutions, j’attendrai encore que vous m’ayez instruit de la mesure ou de l’excès de fureur à quoi on peut se porter contre moi.
C’est bien assurément réunir l’absurdité de l’âge d’or et la barbarie du siècle de fer que de me menacer pour un tel ouvrage. Il faut donc qu’on l’ait falsifié. Enfin je ne sais que croire. Tout ce que je sais, c’est que je voudrais être ignoré de toute la terre et n’être connu que de vous et de votre amie. Elle vous mande aujourd’hui de ne point satisfaire la personne qui exige cet argent et à qui elle nous avait priés de le faire tenir. En contremandant ainsi ses premières volontés elle était déterminée à neuf heures du soir à me laisser partir. Mais moi je vous dis à présent à quatre heures du matin de concert avec elle : faites tout ce que vous croyez convenable. Si vous jugez l’orage trop fort, mandez-le moi à l’adresse ordinaire et j’achèverai ma route. Si vous le croyez calmé véritablement, je resterai. Mais quelle vie affreuse ! Etre éternellement bourrelé par la crainte de perdre sans forme de procès sa liberté sur le moindre rapport ! J’aimerais mieux la mort. Enfin je m’en rapporte à vous. Voyez ce que je dois faire. Je suis épuisé de lassitude, accablé de chagrin et de maladie. Adieu, je vous embrasse mille fois, vous et votre aimable frère.
Pourquoi Mlle Quinault ne m’aime–t-elle pas assez pour daigner recevoir un colifichet de ma part ? [Il avait demandé à Moussinot de lui faire livrer « un joli secrétaire »]
Voltaire
Ce dimanche 9 décembre 1736 à quatre heures du matin »
Pour Le Mondain voir : http://www.bacfrancais.com/bac_francais/215-voltaire-le-mondain.php
Une fois de plus notre héros est jeté sur les routes avec la colère gouvernementale sur la tête . Notre galopin ex-amoureux de Pimpette est aujourd’hui épris de la divine Emilie « quelqu’un que j’adore » et c’est vrai , ça lui fend le cœur. Il a 42 ans, juste la moitié de sa vie, et en a justement ras le bol de risquer de perdre de sa liberté : il est dans le collimateur du pouvoir comme on peut l’être encore dans bon nombre de pays actuels.
Ce qui m’épate quand même c’est sa faculté de ne pas perdre le sens pratique (fils de notaire, ça laisse des traces !) après avoir exprimé sa douleur être capable de parler argent , et tout « épuisé de lassitude » s’inquiète du devenir de ses cadeaux. Il aime aimer et être aimé, c’est évident et notre sautillant auteur philosophe na pas fini de nous séduire et nous agacer. Bientôt la suite de ses aventures…
11:12 | Lien permanent | Commentaires (4) | Tags : voltaire, fuite, mondain, liberté, mort, cadeau
06/12/2008
grain de sel dans les rouages à Ferney
« A Anne-Madeleine- Louise-Charlotte-Auguste de la Tour du Pin de Saint Julien
Je reçois , Madame votre lettre datée du 22. Si elle parvient à la postérité les commentateurs disputeront sur le mois et sur l’année. Mais notre petite colonne et moi nous attestons qu’au 22ème novembre 1776, vous nous avez comblés de bontés, et de très bons raisonnements.
Puisque vous daignez voir la requête assez inutile de nos colons, la voici .[« Au roi en son conseil » : requête concernant l’achat et la vente du sel]… Elle peut avoir été oubliée de tout le monde, surtout dans le temps où l’on était occupé à l’établissement d’un nouveau ministère. Ce qui peut nous arriver actuellement de plus favorable, c’est qu’on nous oublie.
Malheureusement MM. Les fermiers généraux ne songent que trop à nous. Ils sont très attentifs à leurs trente milles francs ; ce n’est que cinq cents francs par an pour chacun de ces messieurs, mais ils ne négligent rien. La province est sur le point d’être écrasée par un impôt très lourd et très inégal dont on la charge. Non seulement on a travaillé à la répartition de cet impôt, mais à assurer des honoraires à celui qui est principalement chargé d’arranger notre ruine, et qui a seul tous les districts dans sa main [Fabry à Gex, subdélégué, syndic, maire, fermier des terres du Roi]… J’avais le bonheur de prêter ces dix mille écus tout ruiné que je suis, et j’étais d’accord avec nos Etats. Qu’a-t-on fait pendant ce temps-là ? On a suscité un homme inconnu, nommé Rose, ci-devant déserteur de la légion de Condé, aujourd’hui garde magasin pour les intérêts du Roi dans les ateliers de Racle. Cet homme employé secrètement est allé à Berne solliciter en son propre et privé nom la concession de six mille quintaux de sel à Berne. Il n’avait pas un sou pour les payer, mais il était bien cautionné.
…, M. Rose est un galant homme, il lui est permis d’acheter du sel où il voudra, mais cela n’est pas permis à vous autres ; vous ne pouvez pas faire un traité avec une puissance étrangère sans la permission du Roi. – Quoi ! Monsieur, ce qui est permis à un déserteur ne le serait pas à une province ? – Non, messieurs ; croyez-moi, écrivez au ministre des finances et au ministre des affaires étrangères. Les pauvres rats croient Raminagrobis [Fabry], ils écrivent aux ministres. Les ministres tout étonnés consultent les fermiers généraux. Ceux-ci répondent qu’on ne peut demander du sel de Berne que pour le verser dans les provinces de France limitrophes, et qu’il faut prévenir ce crime de haute trahison. En conséquence le ministère mande à l’ambassadeur du Roi en Suisse d’empêcher que MM. de Berne ne donnent un litron de sel à la province de Gex. Ainsi les Etats ont été privés du secours sur lequel ils comptaient ; ils se sont eux-mêmes coupé la gorge et la bourse en croyant Raminagrobis et demandant au ministère de France une permission qu’ils auraient pu prendre en vertu de l’édit du Roi [élaboré par Turgot] sans consulter personne. Raminagrobis actuellement se moque d’eux, établit son impôt, établit ses honoraires, met à part une somme considérable pour le receveur général de Bresse, Bugey, Valromey et Gex, auquel il faudra porter humblement notre contribution, dont il comptera comme il voudra avec MM. de la Ferme.
« Voilà, belle Emilie, à quel point nous en sommes » Corneille, Cinna.
Nous sommes perdus, et il ne faut pas nous plaindre. Si nous crions, on nous enverra soixante bureaux de commis au lieu de trente que nous avions, et on nous mettra un baillon à la bouche.
Quelques uns de nos étrangers qui ont acheté des maisons à Ferney vont les abandonner, et nous sommes menacés d’une destruction totale nous et notre obélisque, et la belle inscription latine que nous voulions y graver pour l’amusement des savants qui vont à Gex.
Si vous voulez, Madame, je vous conterai encore que lorsque j’étais pétrifié de ces désastres, j’ai reçu une lettre de M. le duc de Virtemberg qui me doit cent mille francs, et qui me mande qu’il ne peut me payer un sou qu’au commencement de l’année 1778. Il y a dans ce procédé je ne sais quoi de digne de la grandeur d’un roi de France, et ce qu’il a de bon, c’est que sûrement je serai mort de vieillesse et de misère, et ceux qui ont bâti mes maisons seront morts de faim avant l’an de grâce 1778.
M. Racle se tire d’affaire par son génie, indépendamment des rois et des princes ; il fait des chefs-d’œuvre en grands ouvrages de faïence, et les vend à de gens qui paient.
Il y a bien loin de tout cela, Madame, à la petite drôlerie dont vous avez vu l’esquisse [Irène]. Je n’ose vous en parler. Il faut avoir vingt cinq ans pour faire ces plaisanteries-là, et j’en ai quatre vingt trois. J’en suis plus faché que de toutes les traverses que j’essuie. Je me réfugie sous les ailes de mon brillant papillon, et sous l’égide de ma philosophe avec le plus tendre respect.
Voltaire
Le 5 décembre 1776 à Ferney »
"Si nous crions", on nous enverra des bataillons de commisssions qui étudieront, palabreront, tourneront en rond (et rond, petit patapon!), nous coûteront cher et accoucheront d'un projet mort-né comme de coutume lorsqu'il s'agit d'un progrès social.Mais il est vrai que comme au XVIIIème siècle, il y a "dans ce procédé je ne sais quoi de digne de la grandeur [(d’un roi)] de la France". Hélas !!!
18:17 | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : voltaire, sel, argent, déserteur, ministre
05/12/2008
amour contrarié
« A Catherine – Olympe du Noyer
Je ne sais si je dois vous appeler Monsieur ou Mademoiselle ; si vous êtes adorable en cornettes, ma foi vous êtes un aimable cavalier, et notre portier qui n’est point amoureux de vous, vous a trouvé un très joli garçon. La première fois que vous viendrez, il vous recevra à merveille. Vous aviez pourtant la mine aussi terrible qu’aimable, et je crains que vous n’ayez tiré l’épée dans la rue, afin qu’il ne vous manquât plus rien d’un jeune homme : après tout, tout jeune homme que vous êtes, vous êtes sage comme une fille.
Enfin, je vous ai vu, charmant objet que j’aime,
En cavalier déguisé dans ce jour,
J’ai cru voir Vénus elle-même
Sous la figure de l’amour.
L’amour et vous, vous êtes du même âge,
Et sa mère a moins de beauté ;
Mais malgré ce double avantage,
J’ai reconnu bientôt la vérité.
Olympe vous êtes trop sage
Pour être une divinité.
Il est certain qu’il n’est point de dieu qui ne dût vous prendre pour modèle, et il n’en est point qu’on doive imiter, ces sont des ivrognes, des jaloux et des débauchés. On me dira peut-être :
Avec quelle irrévérence
Parle des dieux ce maraud
Mais c’est assez parler des dieux, venons aux hommes. Lorsque je suis en train de badiner, j’apprends par Le Fèvre qu’on vous a soupçonnée hier. C’est à coup sûr la fille qui vous annonça, qui est la cause de ce soupçon qu’on a ici ; ledit Le Fèvre vous instruira de tout, c’est un garçon d’esprit et qui m’est fort affectionné, il s’est tiré très bien de l’interrogatoire de son Excellence [marquis de Chateauneuf]. On compte de nous surprendre ce soir, mais ce que l’amour garde est bien gardé, je sauterai par les fenêtres, et je viendrai sur la brune chez ** si je le puis ; Le Fèvre viendra chercher mes habits sur les quatre heures, attendez moi sur les cinq en bas, et si je ne viens pas, c’est que je ne le pourrai absolument point ; ne nous attendrissons point en vain, ce n’est pas par des lettres que nous devons témoigner de notre amour, c’est en nous rendant service : je pars vendredi avec M de Maussion ; que je vienne vous voir ou que je n’y vienne point, envoyez moi toujours ce soir vos lettres par Le Fèvre qui viendra les quérir ; gardez vous de madame votre mère, gardez un secret inviolable, attendez patiemment les réponses de Paris, soyez toujours prête pour partir, quelque chose qui arrive je vous verrai avant mon départ : tout ira bien, pourvu que vous vouliez venir en France et quitter une mère …dans les bras d’un père. Comme on avait ordonné à Le Fèvre de rendre toutes mes lettres à son E. j’en ai écrit une fausse que j’ai fait remettre entre ses mains, elle ne contient que des louanges pour vous et pour lui qui ne sont point affectées, Le Fèvre vous rendra compte de tout.
Adieu, mon cher cœur, aimez-moi toujours, et ne croyez pas que ne hasarderai pas ma vie pour vous.
Arouet
le 4 décembre 1713»
Le futur Voltaire a 19 ans, est plein de fougue, et en bon homme de théatre fait de la mise en scène grandeur nature avec son premier amour Pimpette. Il sait déja dissimuler et truquer sa correspondance ce qui vaudra à nombre d'éxégètes de longues nuits sans sommeil pour démèler le vrai du faux dans sa correspondance touffue .
Homme de lettres :"ce n’est pas par des lettres que nous devons témoigner de notre amour," et homme d'action : "c’est en nous rendant service" .
Rayon d'action modéré par le fait qu'à son époque la majorité est à 25 ans et qu'il n'a pas encore d'autonomie financière. Mme du Noyer mère contrarie les amoureux, François Marie Arouet ne revenant en grâce que lorsqu'il sera Voltaire, homme à succès et riche . Ce comportement n'est pas sans me rappeler celui de ceux qui volent au secours du succès de ceux qui peuvent leur obtenir des avantages : "souviens-toi, j'ai voté pour toi" ou "j'ai toujours dit que tu réussirais" et "tu peux compter sur moi" ; traduisez in petto : "je suis un lèche-bottes (je reste poli ;-)) et je compte bien tirer bénéfice de ta réussite !". Non, non ne voyez aucune allusion à un certain pouvoir de décision qui vient de sortir du chapeau gouvernemental, -oh pardon-, présidentiel !
Vive les amoureux !

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19:18 | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : voltaire, pimpette, mère, amour