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16/04/2022

Nous sommes bloqués, et nous mourons de faim . C’est assurément le moindre de mes chagrins

... Pourvu que ça n'arrive pas aux Ukrainiens , résistants avec un moral extraordinaire .

 

 

« A Etienne-Noël Damilaville

Jeudi matin, 8 janvier 1767 1

Mon cher ami, en attendant que je lise une lettre de vous, que j'attends aujourd’hui 2, il faut que je vous communique une réponse que j’ai été obligé de faire à M. de Pezay 3, au sujet des vers de M. Dorat, que vous devez avoir vus, et qui ne sont pas mal faits. Vous verrez si j’ai tort de regarder Jean-Jacques Rousseau comme un monstre, et de dire qu’il est un monstre. Le grand mal, dans la littérature, c’est qu’on ne veut jamais distinguer l’offenseur de l’offensé. M. Dorat a ses raisons pour suivre le torrent, puisqu’il s’y laisse entraîner, et qu’il m’a offensé de gaieté de cœur, sans me connaître. J’arrête ma plume, en attendant votre lettre, et je vous prie de communiquer à M. d’Alembert celle que j’ai écrite à M. de Pezay, avant que M. Dorat m’eût demandé pardon.

Nous avons reçu votre lettre du 3 de janvier. Nos alarmes et nos peines ont été un peu adoucies, mais ne sont pas terminées.

Il n’y a plus actuellement de communication de Genève avec la France . Les troupes sont répandues par toute la frontière ; et, par une fatalité singulière, c’est nous qui sommes punis des sottises des Genevois. Genève est le seul endroit où l’on pouvait avoir de la viande de boucherie et 4 toutes les choses nécessaires à la vie . Nous sommes bloqués, et nous mourons de faim . C’est assurément le moindre de mes chagrins. Je n’ai pas un moment pour vous en dire davantage. Tout notre triste couvent vous embrasse.

Voudriez-vous bien, mon cher ami, envoyer à M. de Laleu, dans une enveloppe, mon certificat de vie puisque je vis encore . »

1 Copie contemporaine Darmstadt B. ; édition de Kehl . Les mots jeudi matin de la date et le dernier paragraphe manquent sur le manuscrit .

2Sur le manuscrit : que je compte recevoir . Voir lettre du 22 décembre 1766 à Pezay : http://voltaireathome.hautetfort.com/archive/2022/03/27/tous-les-ministres-savent-assez-quelle-est-la-conduite-punis-6373580.html

4 Les six mots qui précèdent ne figurent que sur le manuscrit .

15/04/2022

Je n’ai rien à vous mander de nouveau

... C'est dit !

 

« A Etienne-Noël Damilaville

7 janvier 1767

Je ne sais si je vous ai mandé, mon cher ami, que j’ai eu une petite attaque qui m’avertit de mettre mes affaires en ordre.

Je n’ai rien à vous mander de nouveau. Vous aurez par le premier ordinaire la tragédie des Scythes imprimée. On n’en a tiré que très peu d’exemplaires. Je vous prie de la donner à Mme de Florian dès que vous l’aurez lue avec Platon. Vous savez qu’il est question de lui dans la préface.

Je vous embrasse de tout mon cœur. »

Nous sommes si innocents que nous sommes en droit de demander justice au lieu de grâce

... Comme disent les hommes/femmes politiques mis en examen , n'est-ce pas MM. Sarkozy et Darmanin , Mme Marine Le Pen and C° .

 

 

« A Charles-Augustin Ferriol, comte d'Argental

7 janvier 1767

Comme nous ne voulons rien faire, mon très cher ange, sans vous en donner avis, nous vous communiquons, Mme Denis et moi, le nouveau mémoire que nous sommes obligés d’envoyer à monsieur le vice-chancelier 1, fondé sur une lettre dans laquelle on nous avertit que des personnes 2 pleines de bonté ont daigné lui recommander cette malheureuse affaire.

Le mémoire, dont ces personnes ont ordonné qu’on nous fît part, alléguait des faits dont elles ne pouvaient être instruites. Ce mémoire se trouvait en contradiction avec les nôtres, et avec le procès-verbal. Vous voyez, mon divin ange, que nous sommes dans l’obligation indispensable d’exposer le fait tel qu’il est, et de requérir que monsieur le vice-chancelier daigne se procurer les informations que nous demandons. Nous sommes si innocents que nous sommes en droit de demander justice au lieu de grâce. Nous passerions pour être évidemment complices de la Doiret, si nous l’avions connue.

Nous vous supplions de vouloir bien vous intéresser à l’autre affaire 3 que nous avons recommandée à vos bontés auprès de M. de La Reynière, le fermier général.

Venons à des choses plus agréables. On ne pouvait guère, dans l’état de crise où la république de Genève et moi nous nous trouvons par hasard, imprimer correctement Les Scythes . Nous vous enverrons incessamment des exemplaires plus honnêtes. J’ai essuyé de bien cruelles afflictions en ma vie. Le baume de Fierabras 4, que j’ai appliqué sur mes blessures, a toujours été de chercher à m’égayer. Rien ne m’a paru si gai que mon épître dédicatoire. Je ne sais pas si elle aura plu, mais elle m’a fait rire dans le temps que j’étais au désespoir.

J’avais promis à M. le chevalier de Beauteville d’aller lui rendre sa visite à Soleure, et d’aller de là passer le carnaval chez l’Électeur palatin et arranger mes petites affaires avec M. le duc de Virtemberg ; mais mon quart d’apoplexie et une complication de petits maux assez honnêtes me forcent à rester dans mon lit, où j’attends patiemment la nombreuse armée de cinq à six cents hommes qui va faire semblant d’investir Genève. L’état-major n’investira que Ferney ; il croira s’y amuser, et il n’y trouvera que tristesse, malgré le moment de gaieté que j’ai eu dans mon épître dédicatoire, et dans ma préface contre Duchesne 5.

Je pense qu’on ne saurait donner trop tôt Les Scythes ; il ne s’agit que de trouver un vieillard. La représentation de cette pièce ferait au moins diversion . Cette diversion est si absolument nécessaire qu’il faut que la pièce soit jouée ou lue.

Adieu, mon aimable et très cher ange ; je me mets aux pieds de madame d’Argental . J’ai bien peur qu’elle ne soit affligée.

V. »

1 Ce mémoire est donné ici, d’autant plus qu'il a été certainement dicté par V* ; la minute ou copie est conservée en deux parties à la BNF (N. 24339 ffos 120et 117 )

Ce mémoire est intitulé « Addition au mémoire envoyé à Mgr le vice-chancelier le 29è décembre 1766 par la dame Denis de Ferney au sujet de la saisie de son équipage à Collonges », il est signé de la main de Voltaire, qui ajoute en marge : « Nota qu'ils n'avaient point de droit de visiter puisque le plomb n'est mis que pour assurer qu'on ne mettra point d'autres effets, et que le tout sera visité à l'arrivée à la douane. »

« Monseigneur,/ La dame Denis ayant appris dans le moment, que des amis généreux et respectables ont parlé ou écrit à monseigneur le vice-chancelier sur cette affaire, est obligée de lui dire , que dans leurs bontés prévenantes, ils ne pouvaient en aucune manière être instruits du fait ; et s'ils ont dit que la femme Doiret est parente de la femme de charge du château de Ferney, ils ont été trompés par de faux rapports . / Aucun de nos domestiques n'a jamais connu la femme Doiret . Notre femme de charge est sœur du boulanger du roi, nommé Thierry, qui vient d'acheter la charge de président du grenier à sel de Versailles . / Monseigneur est très instamment supplié de le faire interroger par un officier de justice de Versailles . Il verra que la famille de cette femme de charge n'est ni parente , ni alliée, ni connue de cette femme Doiret . / Monseigneur peut aussi exiger que M. l’intendant de Chalons ou son subdélégué, interroge les Doiret de Chalons . / La femme de charge du château se nomme Mathon. Elle est chargée de nourrir plus de cent personnes par jour, et dirige même souvent les travaux de la campagne . C'est une personne infiniment estimable dan son état et qui n'a jamais su s'il y a eu au monde des La Mettrie, des Frérets, des Lords Bolingbroke, des Du Marsais et des Boulangers . / En un mot , il paraît que toute cette aventure est une friponnerie de gens qui ont abusé d'un nom connu pour faire un commerce punissable. / Signé Denis de Ferney .

 

« 7 janvier 1767 / La nommée Doiret de Chalons est allée en Suisse pour voir une de ses parentes et amies qui l'a chargée de plusieurs papiers qu'elle ne connaissait point et dont elle ignorait entièrement la conséquence . De là elle est allée à Ferney où elle a une cousine femme de chambre de Mme Denis . Après y a voir resté quelques jours n'ayant point de voiture pour se rendre à Collonges, cette cousine à l'insu de ses maîtres lui en a fait prêter une avec quatre chevaux, lui a donné un homme pour l'accompagner et faire plomber ses malles . Elle était de si bonne foi et y entendait si peu de finesse qu'elle a livré ses malles pour cette opération . Il s'est trouvé en les visitant que que les papiers dont elle s'était chargée étaient des livres prohibés en France . Là-dessus les commis ont saisi la voiture, les chevaux, les malles et se sont emparés des papiers . La femme craignant qu'on en usât de même à son égard s'est sauvée après avoir déclaré les faits qu'on vient d'exposer . L'homme qui l'accompagnait avait fait une déclaration contraire par rapport à la voiture et aux malles, mais il n’était pas instruit et c'est celle de la femme qui est dans l'exacte vérité . / Mme Denis informée de l'aventure a réclamé tout ce qu'on avait saisi hors les papiers . On n'a consenti à rendre la voiture, les chevaux et deux malles qu'à condition de consigner 50 louis ce qui a été fait . Aujourd’hui il est question de les faire rendre ; les malles réclamées par Mme Denis contenaient des habits appartenant à elle et à M. de Voltaire . »

2 D’Argental lui-même .

3 Le renvoi de Jeannin.

4 Ce baume magique apparaît dans les romans du XIIIè siècle . Don Quichotte en fait grand cas ; voir : https://www.persee.fr/doc/pharm_0035-2349_1952_num_40_132_8622_t1_0308_0000_2

14/04/2022

quelques hommes ont cru que la barbarie était un de leurs devoirs . On les a vu abuser de leur état jusqu'à se jouer de la vie de leurs semblables en colorant leur inhumanité du nom de justice ; ils ont été sanguinaires sans nécessité, ce qui n'est pas ..

... même le caractère des animaux carnassiers . Toute dureté qui n'est pas absolument nécessaire est un outrage au genre humain ."

Mon pauvre Voltaire, on croirait bien que tu décris Poutine, et quelques autres abominables dictateurs du même acabit . En passant, " l'outrage au genre humain" est dénommé "génocide" par Joe Biden .

Tu décris également les conditions et le mode d'emploi de certaines révolutions, et la France n'est pas en reste pour celles-ci : "assassinats produits par la vengeance ou par l'enthousiasme de la liberté ..." . Qui de nos dirigeants aura l'humanité et la sagesse de Voltaire ? J'ai déjà une idée sur celle qui ne les a pas !

 

 

 

« A Jacques Lacombe

[vers le 5 janvier 1767]

Le jeune auteur qui est chez moi, monsieur, abuse de votre bonne volonté et de votre patience . Je vous demande pardon pour lui mais je crois que les changements et additions qu'il vous envoie sont très nécessaires . Vous me ferez grand plaisir de m'envoyer la seconde feuille . Imprime-t-on Artaxerce ? Mille compliments .

 

Acte 4è, scène 3è, après ce vers :

 

Y va traîner Octave avec Antoine et moi,

ajoutez :

 

AUFIDE

Non , espérez encore ; les soldats de ces traîtres

Ont changé quelquefois de drapeaux et de maîtres.

Ils ont trahi Lépide ; ils pourront aujourd'hui

Vendre au fils de Pompée un mercenaire appui .

Pour gagner les Romains, pour forcer leur hommage

Il ne faut qu'un grand nom, de l'or et du courage .

  1. On a vu Marius entraîner sur ses spas

Les mêmes assassins payés pour son trépas.

Nous séduirons les uns, nous combattrons le reste .

Ce coup désespéré peut vous être funeste,

  1. Mais il peut réussir . Brutus et Cassius

N'avaient pas après tout des projets mieux conçus.

Téméraires vengeurs de la cause commune

Ils ont frappé César et tenté la fortune.

Ils devaient mille fois périr dans le sénat.

Ils vivent cependant ; ils partagent l’État ;

Et dans Rome avec vous je les verrai peut-être .

Mes guerriers sur vos pas à l'instant vont paraître.

Nous vous suivrons de près ; il en est temps ; marchons .

etc., comme dans le manuscrit.

Pour les notes :

24

On a vu Marius entraîner sur ses pas

Les mêmes assassins payés pour son trépas .

Non seulement ceux de Minturne qui avaient ordre de tuer Marius se déclarèrent en sa faveur, mais, étant encore proscrit en Afrique, il alla droit à Rome avec quelques Africains et leva des troupes dès qu'il y fut arrivé .

 

25

............................................... Brutus et Cassius

N'avaient pas, après tout, des projets mieux conçus.

 

Il est constant que Brutus et Cassius n'avaient pris aucune mesure pour se maintenir contre la faction de César . Ils ne s'étaient pas assurés d'une seule cohorte, et, même après avoir commis le meurtre, ils furent obligés de se réfugier au Capitole . Brutus harangua le peuple du haut de cette forteresse, et on ne lui répondit que par des injures et des outrages ; on fut près de l'assiéger . Les conjurés eurent beaucoup de peine à ramener les esprits ; et lorsque Antoine eut montré aux Romains le corps de césar sanglant, le peuple animé par ce spectacle, et furieux de douleur et de colère , courut le fer et la flamme à la main vers les maisons de Brutus et de Cassius . Ils furent obligés de sortit de Rome . Le peuple déchira un citoyen nommé Cinna qu'il crut être un des meurtriers . Ainsi il est clair que l'entreprise de Brutus, de Cassius, et de leurs associés fut soudaine et téméraire . Ils résolurent de tuer le tyran à quelque prix que ce fût, quoi qu'il en pût arriver .

Il y a vingt exemples, dans l'histoire, d'assassinats produits par la vengeance ou par l'enthousiasme de la liberté qui furent l'effet d'un mouvement violent plutôt que d'une conspiration bien réfléchie et prudemment méditée . Tel fut l'assassinat du duc de Parme Farnèse, bâtard du pape Paul III . Telle fut même la conspiration des Pazzi qui n'étaient point sûrs des Florentins en assassinant les Médicis, et qui se confièrent à la fortune .

N. B. qu'il faudra changer les numéros des notes suivantes .

Acte 3è, scène 6è, au commencement

ôtez le premier vers :

Enfin donc je me vois sous le pouvoir d'Octave !

et mettez :

OCTAVE (arrêtant Julie )

Je vous ai déjà dit que vous deviez m'entendre.

Votre abord en cette île a droit de me surprendre ;

Mais cessez de me craindre et calmez votre cœur .

JULIE

Seigneur, je ne crains rien ; mais je frémis d'horreur .

OCTAVE

Vous changerez peut-être en connaissant Octave .

JULIE

J'ai le sort des Romains, il me traite en esclave .

Etc., comme dans le manuscrit .

A la fin du chapitre des proscriptions après les vers d'Horace :

Mais pour oser dire que nous sommes meilleurs que nos ancêtres, il faudrait que, nous trouvant dans les mêmes circonstances qu'eux, nous nous abstinssions avec horreur des cruautés dont ils ont été coupables ; et il n'est pas démontré que nous fussions plus humains en pareil cas . La philosophie ne pénètre pas toujours chez les grands qui ordonnent, et encore moins chez les hordes des petits qui exécutent . Elle n'est le partage que des hommes placés dans la médiocrité, également éloignés de l'ambition qui opprime, et de la basse férocité qui est à ses gages .

Il est vrai qu'il n'est plus de nos jours de persécutions générales : mais on voit quelquefois de cruelles atrocités . La société, la politesse, la raison inspirent des mœurs douces . Cependant quelques hommes ont cru que la barbarie était un de leurs devoirs . On les a vu abuser de leur état jusqu'à se jouer de la vie de leurs semblables en colorant leur inhumanité du nom de justice ; ils ont été sanguinaires sans nécessité, ce qui n'est pas même le caractère des animaux carnassiers . Toute dureté qui n'est pas absolument nécessaire est un outrage au genre humain .

Puissent ces réflexions satisfaire les âmes sensibles et adoucir les autres .

A la fin du troisième acte, derniers vers :

Qu'il voudrait avec toi disputer de vertu.

Corrigez :

Que je n'ose avec toi disputer de vertu .

Car l'auteur m'a mandé qu'un coquin comme Auguste n'est pas digne de dire qu'il voudrait disputer de vertu avec César . »

13/04/2022

Si j'avais été en état de me lever je me serais hâté de venir lui demander ses ordres

... On a peut-être là l'une des excuses foireuses de Nicolas Sarkozy qui a laissé tomber Valérie Pécresse . Lui, qui a fait appel au peuple pour rembourser ses dettes, ira-t-il jusqu'à s'opposer à l'appel au secours de Valérie, celle-ci montrant par là ses piètres qualités de gestionnaire, et donc l'incapacité révélée à mener les affaires d'un pays .

Combien mesure Sarkozy" : la question qui fascine (toujours) les Français

Si ! si ! il est debout !

 

 

« Au chevalier Charles-Léopold de Jaucourt

[vers le 5 janvier 1767]

Je présente mes très humbles respects à monsieur le Commandant . Si j'avais été en état de me lever je me serais hâté de venir lui demander ses ordres et lui offrir mes très humbles services ainsi qu'à tous messieurs les officiers .

Si je pouvais me traîner demain vers les onze heures, j'aurai cet honneur.

Voltaire. »

on doit être très sérieux sur les procédés, sur l’honneur, et sur les devoirs de la vie

...

 

« A Alexandre-Frédéric-Jacques Masson, marquis de Pezay

A Ferney, le 5 janvier 1767 1

J'ai reçu, monsieur, la lettre dont vous m'avez honoré le 25 décembre accompagnée de vos vers charmants , et j'allais vous remercier de ces deux faveurs, lorsque j'ai reçu votre lettre consolante du 19 . Rien ne pouvait verser plus de baume sur ma blessure que la sensibilité d'un cœur comme le vôtre qui répond de celui de M. Dorat . J'avoue qu'il m'a fait un affront d'autant plus cruel qu'il s'adresse à l'homme du monde qui fait le plus de cas de ses talents . Ma famille a toujours été l'amie de la sienne . Il est né pour avoir de la considération parmi les honnêtes gens, et je n'impute qu'à ses fatales liaisons avec Fréron l'outrage que j'ai reçu de lui .

S'il avait pu savoir de quoi il est question avec le sieur Rousseau, je suis persuadé que sa probité aurait été alarmée d'insulter publiquement un homme de mon âge, à qui son amitié pour vous devait quelque ménagement . Je vous fais juge, monsieur, des procédés de Jean-Jacques Rousseau avec moi. Vous savez que ma mauvaise santé m’avait conduit à Genève auprès de M. Tronchin le médecin, qui alors était ami de Rousseau : je trouvai les environs de cette ville si agréables que j’achetai d’un magistrat, quatre-vingt-sept mille livres, une maison de campagne, à condition qu’on m’en rendrait trente-huit mille lorsque je la quitterais. Rousseau dès lors conçut le dessein de soulever le peuple de Genève contre les magistrats, et il a eu enfin la funeste et dangereuse satisfaction de voir son projet accompli.

Il écrivit d’abord à M. Tronchin qu’il ne remettrait jamais les pieds dans Genève tant que j’y serais ; M. Tronchin peut vous certifier cette vérité. Voici sa seconde démarche.

Vous connaissez le goût de Mme Denis, ma nièce, pour les spectacles ; elle en donnait dans le château de Tournay et dans celui de Ferney, qui sont sur la frontière de France, et les Genevois y accouraient en foule. Rousseau se servit de ce prétexte pour exciter contre moi le parti qui est celui des représentants, et quelques prédicants qu’on nomme ministres.

Voilà pourquoi, monsieur, il prit le parti des ministres, au sujet de la comédie, contre M. d’Alembert, quoique ensuite il ait pris le parti de M. d’Alembert contre les ministres, et qu’il ait fini par outrager également les uns et les autres ; voilà pourquoi il voulut d’abord m’engager dans une petite guerre au sujet des spectacles . Voilà pourquoi, en donnant une comédie et un opéra à Paris, il m’écrivit que je corrompais sa république, en faisant représenter des tragédies dans mes maisons par la nièce du grand Corneille, que plusieurs Genevois avaient l’honneur de seconder.

Il ne s’en tint pas là ; il suscita plusieurs citoyens ennemis de la magistrature ; il les engagea à rendre le conseil de Genève odieux, et à lui faire des reproches de ce qu’il souffrait, malgré la loi, un catholique domicilié sur leur territoire, tandis que tout Genevois peut acheter en France des terres seigneuriales, et même y posséder des emplois de finance 2. Ainsi cet homme, qui prêchait à Paris la liberté de conscience, et qui avait tant de besoin de tolérance pour lui, voulait établir dans Genève l’intolérance la plus révoltante et en même temps la plus ridicule.

M. Tronchin entendit lui-même un citoyen 3, qui est depuis longtemps le principal boute-feu de la république, dire qu’il fallait absolument exécuter ce que Rousseau voulait, et me faire sortir de ma maison des Délices, qui est aux portes de Genève. M. Tronchin, qui est aussi honnête homme que bon médecin, empêcha cette levée de bouclier, et ne m’en avertit que longtemps après.

Je prévis alors les troubles qui s’exciteraient bientôt dans la petite république de Genève : je résiliai mon bail à vie des Délices ; je reçus trente-huit mille livres, et j’en perdis quarante-neuf, outre environ trente mille francs 4 que j’avais employés à bâtir dans cet enclos.

Ce sont là, monsieur, les moindres traits de la conduite que Rousseau a eue avec moi. M. Tronchin peut vous les certifier, et toute la magistrature de Genève en est instruite.

Je ne vous parlerai point des calomnies dont il m’a chargé auprès de M. le prince de Conti et de Mme la duchesse de Luxembourg, dont il avait surpris la protection. Vous pouvez d’ailleurs vous informer dans Paris de quelle ingratitude il a payé les services de M. Grimm, de M. Helvétius, de M. Diderot, et de tous ceux qui avaient protégé ses extravagantes bizarreries, qu’on voulait alors faire passer pour de l’éloquence.

Le ministère est aussi instruit de ses projets criminels que les véritables gens de lettres le sont de tous ses procédés. Je vous supplie de remarquer que la suite continuelle des persécutions qu’il m’a suscitées, pendant quatre années, a été le prix de l’offre que je lui avais faite de lui donner en pur don une maison de campagne nommée l’Ermitage, que vous avez vue entre Tournay et Ferney. Je vous renvoie, pour tout le reste, à la lettre que j’ai été obligé d’écrire à M. Hume 5, et qui était d’un style moins furieux que celle-ci.

Que M. Dorat juge à présent s’il a eu raison de me confondre avec un homme tel que Rousseau, et de regarder comme une querelle de bouffons les offenses personnelles que M. Hume, M. d’Alembert, et moi, avons été obligés de repousser, offenses qu’aucun homme d’honneur ne pouvait passer sous silence.

M. d’Alembert et M. Hume, qui sont au rang des premiers écrivains de France et d’Angleterre, ne sont point des bouffons ; je ne crois pas l’être non plus, quoique je n’approche pas de ces deux hommes illustres.

Il est vrai, monsieur, que, malgré mon âge et mes maladies, je suis très gai, quand il ne s’agit que de sottises de littérature, de prose ampoulée, de vers plats, ou de mauvaises critiques ; mais on doit être très sérieux sur les procédés, sur l’honneur, et sur les devoirs de la vie.

C'est, monsieur, une des raisons qui m'ont attaché à vous quand vous m’avez fait l'honneur de venir me voir à Ferney . Vous m'avez séduit par vos grâces, mais vous avez gagné mon cœur par votre mérite . M. le duc de Choiseul que nous appelions si souvent Messala, sait quelle justice je vous ai rendue , quand il a permis avec sa bonté ordinaire que j'eusse l'honneur de lui écrire . Je vous le rendrai toujours .

Je vois avec une satisfaction extrême que vous étudiez le métier de la guerre en homme d'esprit, que vous ne vous bornez pas à remplir simplement vos devoirs, que vous cherchez à être utile, et que vous l'êtes ; que vous regardez les belles-lettres comme un amusement, et le service comme votre occupation . J'aime vos jolis vers, j'aime encore mieux vos talents militaires . Comptez que je serai toute ma vie avec les sentiments les plus inaltérables, monsieur, votre très humble, etc. »













1 Une copie est intitulée par V* « Extrait d'une lettre à M. le chevalier de Pezay du 5 janvier 1767 ». C'est le texte qui a toujours été publié jusqu'ici, depuis la première édition « Autre lettre de M. de Voltaire à M. le chevalier de Pezay du 5 janvier 1767 », Journal encyclopédique (Bouillon, 15 février 1767 ) .Une copie contemporaine donne le texte complet qui est reproduit ici, à une variante près . Les parties absentes de l'extrait sont les deux premiers paragraphes, à l’exception de la dernière phrase du second, et les deux derniers (voir : https://fr.m.wikisource.org/wiki/Correspondance_de_Voltaire/1767/Lettre_6653 ).

2 Ce membre de phrase manque depuis tandis que .

3 Jacques-François de Luc . Voir lettre du 9 janvier à Beauteville : https://fr.wikisource.org/wiki/Correspondance_de_Voltaire/1767/Lettre_6661

 

4 Voici le compte de l’achat des Délices, tel que nous le trouvons dans la Revue suisse, année 1855, page 669. Tronchin de Lyon avait sans doute eu connaissance de la lettre de Voltaire à Pezay, et avait dressé ce compte pour y répondre :

« L’assertion sommaire de M. de Voltaire présente l’idée d’un vendeur peu délicat, et d’un acquéreur trop magnifique sur le prix de ses jouissances. Ce n’est ni l’un ni l’autre.

Voir note 2 : https://fr.wikisource.org/wiki/Correspondance_de_Voltaire/1767/Lettre_6653

« Le magistrat à qui ce domaine appartenait certifiera que la partie utile lui rendait 2,000 livres par année, et M. de Voltaire en a joui dix ans. Il est vrai que les deux dernières années, M. de Voltaire ayant fixé sa résidence à Ferney, avait mis à ferme une portion de la partie utile des Délices pour 700 livres de France. Il en avait diminué le produit par la destruction du quart des vignes, et la conversion de quelques objets de production en agrément. Une écurie, un poulailler, el quelques cabinets hors d’œuvre, sont les seules constructions qu’il y ait faites. Elles peuvent avoir coûté de 4,000 à 5,000 livres. Les effets mobiliers servant à la culture, chariots, tombereaux, une assez grande quantité d’orangers, etc., étaient demeurés dépendants du domaine, et devaient y être laissés par M. de Voltaire à sa sortie. Les chariots, tombereaux, orangers, tout, jusqu’aux chaudières de lessive, avait passé à Ferney lors de la reprise du domaine par M. Tronchin. »

12/04/2022

Le déplacé, le faux, le gigantesque, semblent vouloir dominer aujourd’hui ; c’est à qui renchérira sur le siècle passé. On appelle de tous côtés les passants pour leur faire admirer des tours de force qu’on substitue à la démarche simple, noble, aisée

... En a-t-on entendu assez ces derniers mois des marchands d'orviétan pour guérir tous nos maux, vidant pour nous la corne d'abondance, et promettant la retraite dès la sortie de l'école maternelle .

Deux candidats restent en lice, le moins mauvais d'un centre de droiche ou gaute, et la survivante d'extrême droite d'une effarante nullité en économie , sirène qui mène au naufrage . Nous reste-t-il encore de quoi poursuivre notre route ?

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Pomper des voix : Emmanuel et Marine !  encore 12 jours ...

 

 

« A Pierre-Joseph Thoulier d'Olivet

À Ferney, 5 janvier 1767 1

Cher doyen de l’Académie,
Vous vîtes de plus heureux temps ;

Des neuf Sœurs la troupe endormie
Laisse reposer les talents ;
Notre gloire est un peu flétrie.
Ramenez-nous, sur vos vieux ans,
Et le bon goût et le bon sens
Qu’eût jadis ma chère patrie.

Dites-moi si jamais vous vîtes, dans aucun bon auteur de ce grand siècle de Louis XIV, le mot de vis-à-vis employé une seule fois pour signifier envers, avec, l’égard 2. Y en a-t-il un seul qui ait dit ingrat vis-à-vis de moi, au lieu d’ingrat envers moi ; il se ménageait vis-à-vis ses rivaux, au lieu de dire avec ses rivaux ; il était fier vis-à-vis de ses supérieurs, pour fier avec ses supérieurs, etc ? Enfin ce mot de vis-à-vis, qui est très rarement juste et jamais noble, inonde aujourd’hui nos livres, et la cour, et le barreau, et la société : car dès qu’une expression vicieuse s’introduit, la foule s’en empare.

Dites-moi si Racine a persiflé Boileau ? si Bossuet a persiflé Pascal ? et si l’un et l’autre ont mystifié 3 La Fontaine, en abusant quelquefois de sa simplicité ? Avez-vous jamais dit que Cicéron écrivait au parfait ; que la coupe des tragédies de Racine était heureuse ? On va jusqu’à imprimer que les princes sont quelquefois mal éduqués 4. Il paraît que ceux qui parlent ainsi ont reçu eux-mêmes une fort mauvaise éducation. Quand Bossuet, Fénelon, Pélisson, voulaient exprimer qu’on suivait ses anciennes idées, ses projets, ses engagements, qu’on travaillait sur un plan proposé, qu’on remplissait ses promesses, qu’on reprenait une affaire, etc., ils ne disaient point : J’ai suivi mes errements, j’ai travaillé sur mes errements.

Errement a été substitué par les procureurs au mot erres 5, que le peuple emploie au lieu d’arrhes 6: arrhes signifie gage. Vous trouvez ce mot dans la tragi-comédie de Pierre Corneille, intitulée Don Sanche d’Aragon  :

Ce présent donc renferme un tissu de cheveux
Que reçut don Fernand pour arrhes de mes vœux.

Le peuple de Paris a changé arrhes en erres : des erres au coche : donnez-moi des erres. De là, errements ; et aujourd’hui je vois que, dans les discours les plus graves, le roi a suivi ses derniers errements vis-à-vis des rentiers. 7

Le style barbare des anciennes formules commence à se glisser dans les papiers publics. On imprime que Sa Majesté aurait reconnu qu’une telle province aurait été endommagée par des inondations 8.

En un mot, monsieur, la langue paraît s’altérer tous les jours ; mais le style se corrompt bien davantage : on prodigue les images et les tours de la poésie en physique ; on parle d’anatomie en style ampoulé ; on se pique d’employer des expressions qui étonnent, parce qu’elles ne conviennent point aux pensées.

C’est un grand malheur, il faut l’avouer, que, dans un livre 9 rempli d’idées profondes, ingénieuses, et neuves, on ait traité du fondement des lois en épigrammes. La gravité d’une étude si importante devait avertir l’auteur de respecter davantage son sujet : et combien a-t-il fait de mauvais imitateurs, qui, n’ayant pas son génie, n’ont pu copier que ses défauts !

Boileau, il est vrai, a dit après Horace :

Heureux qui dans ses vers sait, d’une voix légère,
Passer du grave au doux, du plaisant au sévère10 !


Mais il n’a pas prétendu qu’on mélangeât tous les styles. Il ne voulait pas qu’on mît le masque de Thalie sur le visage de Melpomène, ni qu’on prodiguât les grands mots dans les affaires les plus minces. Il faut toujours conformer son style à son sujet.

Il m’est tombé entre les mains l’annonce imprimée d’un marchand de ce qu’on peut envoyer de Paris en province pour servir sur table. Il commence par un éloge magnifique de l’agriculture et du commerce, il pèse dans ses balances d’épicier le mérite du duc de Sully et du grand ministre Colbert ; et ne pensez pas qu’il s’abaisse à citer le nom du duc de Sully, il l’appelle l’ami d’Henri IV : et il s’agit de vendre des saucissons et des harengs frais ! Cela prouve au moins que le goût des belles-lettres a pénétré dans tous les états : il ne s’agit plus que d’en faire un usage raisonnable ; mais on veut toujours mieux dire qu’on ne doit dire, et tout sort de sa sphère 11.

Des hommes même de beaucoup d’esprit ont fait des livres ridicules, pour vouloir avoir trop d’esprit. Le jésuite Castel, par exemple, dans sa mathématique universelle, veut prouver que si le globe de Saturne était emporté par une comète dans un autre système solaire, ce serait le dernier de ses satellites que la loi de la gravitation mettrait à la place de Saturne. Il ajoute à cette bizarre idée que la raison pour laquelle le satellite le plus éloigné prendrait cette place, c’est que les souverains éloignent d’eux, autant qu’ils le peuvent, leurs héritiers présomptifs 12.

Cette idée serait plaisante et convenable dans la bouche d’une femme qui, pour faire taire des philosophes, imaginerait une raison comique d’une chose dont ils chercheraient la cause en vain . Mais que le mathématicien fasse le plaisant quand il doit instruire, cela n’est pas tolérable.

Le déplacé, le faux, le gigantesque, semblent vouloir dominer aujourd’hui ; c’est à qui renchérira sur le siècle passé. On appelle de tous côtés les passants pour leur faire admirer des tours de force qu’on substitue à la démarche simple, noble, aisée, décente, des Pélisson, des Fénelon, des Bossuet, des Massillon. Un charlatan est parvenu jusqu’à dire, dans je ne sais quelles lettres, en parlant de l’angoisse et de la passion de Jésus-Christ, que si Socrate mourut en sage, Jésus-Christ mourut en dieu 13: comme s’il y avait des dieux accoutumés à la mort : comme si on savait comment ils meurent ; comme si une sueur de sang était le caractère de la mort de Dieu ; enfin comme si c’était Dieu qui fût mort.

On descend d’un style violent et effréné au familier le plus bas et le plus dégoûtant ; on dit de la musique du célèbre Rameau, l’honneur de notre siècle, qu’elle ressemble à la course d’une oie grasse et au galop d’une vache 14. On s’exprime enfin aussi ridiculement que l’on pense, rem verba sequuntur 15: et, à la honte de l’esprit humain, ces impertinences ont eu des partisans.

Je vous citerais cent exemples de ces extravagants abus, si je n’aimais pas mieux me livrer au plaisir de vous remercier des services continuels que vous rendez à notre langue, tandis qu’on cherche à la déshonorer. Tous ceux qui parlent en public doivent étudier votre Traité de la Prosodie ; c’est un livre classique qui durera autant que la langue française.

Avant d’entrer avec vous dans des détails sur votre nouvelle édition, je dois vous dire que j’ai été frappé de la circonspection avec laquelle vous parlez du célèbre, j’ose presque dire de l’inimitable Quinault, le plus concis peut-être de nos poètes dans les belles scènes de ses opéras, et l’un de ceux qui s’exprimèrent avec le plus de pureté comme avec le plus de grâce. Vous n’assurez point, comme tant d’autres, que Quinault ne savait que sa langue. Nous avons souvent entendu dire, Mme Denis et moi, à M. de Baufrant son neveu, que Quinault savait assez de latin pour ne lire jamais Ovide que dans l’original, et qu’il possédait encore mieux l’italien. Ce fut un Ovide à la main qu’il composa ces vers harmonieux et sublimes de la première scène de Proserpine  :

Les superbes géants armés contre les dieux
Ne nous donnent plus d’épouvante ;
Ils sont ensevelis sous la masse pesante
Des monts qu’ils entassaient pour attaquer les cieux.
Nous avons vu tomber leur chef audacieux
Sous une montagne brûlante.
Jupiter l’a contraint de vomir à nos yeux
Les restes enflammés de sa rage expirante.
Jupiter est victorieux,
Et tout cède à l’effort de sa main foudroyante 16.

S’il n’avait pas été rempli de la lecture du Tasse, il n’aurait pas fait son admirable opéra d’Armide. Une mauvaise traduction ne l’aurait pas inspiré.

Tout ce qui n’est pas, dans cette pièce air détaché, composé sur les canevas du musicien, doit être regardé comme une tragédie excellente. Ce ne sont pas là de

Ces lieux communs de morale lubrique
Que Lulli réchauffa des sons de sa musique17.

On commence à savoir que Quinault valait mieux que Lulli. Un jeune homme d’un rare mérite 18, déjà célèbre par le prix qu’il a remporté à notre Académie, et par une tragédie 19qui a mérité son grand succès, a osé s’exprimer ainsi en parlant de Quinault et de Lully :

Aux dépens du poète on n’entend plus vanter
De ces airs languissants la triste psalmodie,
Que réchauffa Quinault du feu de son génie 20.

Je ne suis pas entièrement de son avis. Le récitatif de Lulli me paraît très bon, mais les scènes de Quinault encore meilleures 21.

Je viens à une autre anecdote 22. Vous dites que  les étrangers ont peine à distinguer quand la consonne finale a besoin ou non d’être accompagnée d’un e muet , et vous citez les vers du philosophe de Sans-Souci :

La nuit, compagne du repos.
De son crêp couvrant la lumière 23,
Avait jeté sur ma paupière
Les plus léthargiques pavots.

Il est vrai que, dans les commencements, nos e muets embarrassent quelquefois les étrangers ; le philosophe de Sans-Souci était très jeune quand il fit cette épître : elle a été imprimée à son insu par ceux qui recherchent toutes les pièces manuscrites, et qui, dans leur empressement de les imprimer, les donnent souvent au public toutes défigurées.

Je peux vous assurer que le philosophe de Sans-Souci sait parfaitement notre langue. Un de nos plus illustres confrères 24 et moi, nous avons l’honneur de recevoir quelquefois de ses lettres, écrites avec autant de pureté que de génie et de force, eodem animo scribit quo pugnat 25; et je vous dirai, en passant, que l’honneur d’être encore dans ses bonnes grâces, et le plaisir de lire les pensées les plus profondes, exprimées d’un style énergique, font une des consolations de ma vieillesse. Je suis étonné qu’un souverain, chargé de tout le détail d’un grand royaume, écrive couramment et sans effort ce qui coûterait à un autre beaucoup de temps et de ratures.

M. l’abbé de Dangeau 26, en qualité de puriste, en savait sans doute plus que lui sur la grammaire française. Je ne puis toutefois convenir avec ce respectable académicien qu’un musicien, en chantant la nuit est loin encore, prononce, pour avoir plus de grâces, la nuit est loing encore. Le philosophe de Sans-Souci, qui est aussi grand musicien qu’écrivain supérieur, sera, je crois, de mon opinion.

Je suis fort aise qu’autrefois Saint-Gelais ait justifié le crêp par son Bucéphal. Puisqu’un aumônier de François Ier retranche un e à Bucéphale, pourquoi un prince royal de Prusse 27 n’aurait-il pas retranché un e à crêpe ? Mais je suis un peu fâché que Mellin de Saint-Gelais, en parlant au cheval de François Ier, lui ait dit :

Sans que tu sois un Bucéphal,
Tu portes plus grand qu’Alexandre 28.

L’hyperbole est trop forte, et j’y aurais voulu plus de finesse.

Vous me critiquez, mon cher doyen, avec autant de politesse que vous rendez de justice au singulier génie du philosophe de Sans-Souci. J’ai dit, il est vrai, dans le Siècle de Louis XIV, à l’article des musiciens 29, que nos rimes féminines, terminées toutes par un e muet, font un effet très désagréable dans la musique, lorsqu’elles finissent un couplet. Le chanteur est absolument obligé de prononcer :

Si vous aviez la rigueur
De m’ôter votre cœur,
Vous m’ôteriez la vi-eu 30.

Arcabonne est forcée de dire :

Tout me parle de ce que j’aim-eu 31

Médor est obligé de s’écrier :

Ah ! quel tourment
D’aimer sans espérance-eu 32!

La gloire et la victoire, à la fin d’une tirade, font presque toujours la gloire-eu, la victoire-eu. Notre modulation exige trop souvent ces tristes désinences. Voilà pourquoi Quinault a grand soin de finir, autant qu’il le peut, ses couplets par des rimes masculines ; et c’est ce que recommandait le grand musicien Rameau à tous les poètes qui composaient pour lui.

Qu’il me soit donc permis, mon cher maître, de vous représenter que je ne puis être d’accord avec vous quand vous dites  qu’il est inutile, et peut-être ridicule, de chercher l’origine de cette prononciation gloire-eu victoire-eu, ailleurs que dans la bouche de nos villageois . Je n’ai jamais entendu de paysan prononcer ainsi en parlant ; mais ils y sont forcés lorsqu’ils chantent. Ce n’est pas non plus une prononciation vicieuse des acteurs et des actrices de l’Opéra ; au contraire, ils font ce qu’ils peuvent pour sauver la longue tenue de cette finale désagréable, et ne peuvent souvent en venir à bout. C’est un petit défaut attaché à notre langue, défaut bien compensé par le bel effet que font nos e muets dans la déclamation ordinaire 33.

Je persiste encore à vous dire qu’il n’y a aucune nation en Europe qui fasse sentir les e muets, excepté la nôtre. Les Italiens et les Espagnols n’en ont pas. Les Allemands et les Anglais en ont quelques-uns ; mais ils ne sont jamais sensibles ni dans la déclamation ni dans le chant.

Venons maintenant à l’usage de la rime, dont les Italiens et les Anglais se sont défaits dans la tragédie, et dont nous ne devons jamais secouer le joug. Je ne sais si c’est moi que vous accusez d’avoir dit que la rime est une invention des siècles barbares . Mais, si je ne l’ai pas dit, permettez-moi d’avoir la hardiesse de vous le dire.

Je tiens, en fait de langue, tous les peuples pour barbares, en comparaison des Grecs et de leurs disciples les Romains, qui seuls ont connu la vraie prosodie. Il faut surtout que la nature eût donné aux premiers Grecs des organes plus heureusement disposés que ceux des autres nations, pour former en peu de temps un langage tout composé de brèves et de longues, et qui, par un mélange harmonieux de consonnes et de voyelles, était une espèce de musique vocale. Vous ne me condamnerez pas, sans doute, quand je vous répéterai que le grec et le latin sont à toutes les autres langues du monde ce que le jeu d’échecs est au jeu de dames, et ce qu’une belle danse est à une démarche ordinaire.

Malgré cet aveu, je suis bien loin de vouloir proscrire la rime, comme feu M. de La Mothe ; il faut tâcher de se bien servir du peu qu’on a, quand on ne peut atteindre à la richesse des autres. Taillons habilement la pierre, si le porphyre et le granit nous manquent. Conservons la rime ; mais permettez-moi toujours de croire que la rime est faite pour les oreilles, et non pas pour les yeux.

J’ai encore une autre représentation à vous faire. Ne serais-je point un de ces téméraires que vous accusez de vouloir changer l’orthographe ? J’avoue qu’étant très dévoué à saint François, j’ai voulu le distinguer des Français ; j’avoue que j’écris Danois et Anglais : il m’a toujours semblé qu’on doit écrire comme on parle, pourvu qu’on ne choque pas trop l’usage, pourvu que l’on conserve les lettres qui font sentir l’étymologie et la vraie signification du mot.

Comme je suis très tolérant, j’espère que vous me tolérerez. Vous pardonnerez surtout ce style négligé a un Français ou à un François qui avait ou qui avoit été élevé à Paris dans le centre du bon goût, mais qui s’est un peu engourdi depuis treize ans, au milieu des montagnes de glace dont il est environné. Je ne suis pas de ces phosphores qui se conservent dans l’eau. Il me faudrait la lumière de l’Académie pour m’éclairer et m’échauffer ; mais je n’ai besoin de personne pour ranimer dans mon cœur les sentiments d’attachement et de respect que j’ai pour vous, ne vous en déplaise, depuis plus de soixante années 34. »

1 Edition Réponse de M. de Voltaire à M. l'abbé d'Olivet, etc. ; une seconde édition comporte des variantes autorisées, c'est le suivante : Lettre chinoises , indiennes et tartares, à M. Paw, Genève 1776 . La présente lettre a été écrite par V* à la suite de la lecture qu'il vient de faire d'une nouvelle édition du Traité de la prosodie française ; sa publication originale est mentionnée dans la Correspondance littéraire du 15 janvier 1767 .

Olivet vient de publier une nouvelle édition de son Traité de la Prosodie française, qui parut pour la première fois en 1736. Voltaire n’avait pas reçu encore la lettre de l’abbé, du 3 janvier, à laquelle il répondra le 4 février. Il semble même que cette lettre du 3 ne lui parvint pas avant le 18 (voyez ci-après la lettre 6683)

2 Sur l'emploi de vis-à-vis, voir lettre où V* s'en sert lui-même : lettre à d'Olivet du 30 novembre 1735 : https://fr.wikisource.org/wiki/Correspondance_de_Voltaire...

3 Sur ces mots à la mode du XVIIIè siècle, voir l'Histoire de la langue française, t. VI, par Alexis François : https://ulysse.univ-lorraine.fr/discovery/fulldisplay?vid...

 

4 Éduquer et au parfait sont des néologismes relevés dans le Dictionnaire néologique de Desfontaines . L'emploi métaphorique de coupe se trouve notamment chez Crébillon fils ; voir , sur éduquer, l'Histoire de la langue française, t. Vi ; et sur parfait , ibid ; sur coupe ibid .

5 Errement et erre sont en effet apparentés puisqu'ils viennent tous deux du latin iter, chemin .

6 Erre n'a rien à voir avec arrhes . V* est apparemment abusé par la prononciation parisienne qui confond et ar-, et par exemple , tertre et tartre .

7 Don Sanche d'Aragon, acte V, sc. 6 .

8 La seconde édition ajoute ici deux paragraphes : « Il est ridicule que des commis qui dans leurs bureaux rédigent les ordres de nos rois fassent parler Louis XV comme parlait Louis Hutin . Voyez avec quelle élégance toujours accompagnée de précision l'énorme compilation des lois de l'empereur Justinien est écrite . Il n'y avait pas un sénateur romain qui ne se fit un devoir de parler purement sa langue ; mais chez notre nation longtemps barbare, qui occupe un petit coin de l'empire romain, il se trouve encore des hommes principaux qui écrivent comme les filles qui vivent avec eux . »

9 De l'Esprit des lois, de Montesquieu .

10 L'Art poétique, I, 75-76 .

11 La seconde édition ajoute : « Je lisais il n'y a pas longtemps, dans une gazette de province, que la valeur des janissaires s'était réveillée, et que quatre cents de ces guerriers invincibles avaient fait mordre la poussière à plus de cinquante russes . » Cette addition se rattache mal au contexte et fait difficulté, quoiqu’elle corresponde tout à fait à la russophilie de V*.

12 Ce passage n'a pas été trouvé dans la Mathématique universelle abrégée , de Castel, 1728 ; peut-être figure-t-il dans son Traité de physique, dont le Dictionnaire néologique se moque longuement .

13 C’est dans le livre IV de l’Émile que J.-J. Rousseau a dit ::« Oui, si la vie et la mort de Socrate sont d’un sage, la vie et la mort de Jésus sont d’un dieu. »

14 Rousseau, Lettre à M. Grimm sur Omphale ; voir aussi lettres sur la Nouvelle Héloïse , I, vers la fin .

15 D'après Horace, Art poétique, V, 311 : les paroles suivent la chose .

16 Quinault, Proserpine, ac. I, sc. 1 .

17 Boileau, Satires, X, 141-142 .

18 La Harpe .

19 Le Comte de Warwick , , joué le 7 novembre 1763.

20 Discours sur les préjugés et les injustices littéraires, 42-44, par La Harpe .

21 La seconde édition ajoute : « Dans quel poète trouvera-t-on une plus belle ode sur la mort, que ce couplet d'Alceste, qui commence ainsi

Tout mortel doit ici paraître,/ On ne peut naître/ Que pour mourir : /De cent maux le trépas délivre, / Qui cherche à vivre / Cherche à souffrir, etc.

Ce couplet figure dans Alceste, Ac. IV, sc. 3 .

22 La seconde édition remplace anecdote par dispute .

23 Ces vers constituent le début d'une épître de Frédéric à V* ; voir lettre du 5 janvier 1767 :

24 D'Alembert .

25 D'après Quintilien, Institutions oratoires, I, 1 ; il écrit du même cœur qu'il combat .

26 Louis Courcillon de Dangeau, auteur d'Essais de grammaire, 1694, et de Réflexions sur la grammaire française, 1717 .

27 En fait Frédéric était déjà monté sur le trône depuis plusieurs années quand il écrivit ces vers à V*, sa lettre étant de février 1750 .

28 Dans l'édition Prosper Blanchemain de Melin de Saint-Gelais, 1873, ces vers se trouvent p. 12 .

29 Dans la liste des Auteurs célèbres .

30 Quinault, Armide, Ac. V, sc. 1 .

31 Quinault, Amadis de Grèce, ac. II, sc. 2 ; une remarque comme celle-ci prouve que l'e muet final n'avait plus aucune réalité phonétique dans la prononciation parisienne du temps, non seulement après voyelle, mais aussi après consonne .

32 Quinault, Roland, ac. I, s. 3.

33 Apparemment à l'intérieur du vers ( et non pas à la finale ) , où on est effectivement obligé de les prononcer pour respecter la mesure du vers, sauf naturellement lorsqu'ils sont placés devant un mot commençant par une voyelle .

34 La seconde édition ajoute un post-scriptum : « P.-S. – J’oubliais de vous parler de ce fameux sonnet attribué à Des Barreaux . Vous savez qu'il n'est pas de lui et qu'il est de cet abbé de Lavau auteur d'une épitaphe odieuse de Lulli . Il s'adresse dans cette épitaphe au mausolée érigé à Lulli dans l'église de Saint -Eustache ; des anges y soulèvent un rideau qui laisse voir la figure du mort ; l'abbé de Lavau dit à ces anges : Laissez tomber sans plus attendre / Sur ce buste honteux votre fatal rideau / Et ne montrez que le flambeau / Qui devrait avoir mis l'original en cendre . /

C'est avec la même frénésie qu'il fait parler Des Barreaux dans son sonnet en lui imputant un repentir d'un crime qu'il n'avait point commis . Des Barreaux était un conseiller du parlement, homme d'une probité reconnue; plus livré il est vrai à son plaisir qu'à son métier , mais très éloigné de l’athéisme dont Boileau l'a indignement accusé parce que ce magistrat n'aimait pas les satires . Lavau fut encore plus injuste et plus mordant que Boileau, sous prétexte de dévotion. Son sonnet dont Des Barreaux fut indigné, m'a toujours paru fort mauvais : voilà tout ce que je peux vous en dire . »

On observe que, d'après Lachèvre, Voltaire mourant, 1908, le sonnet « Grand Dieu tes jugements sont remplis d'équité » n'est pas de Louis Irland de Lavau, comme le dit V*, mais bien de Des Barreaux . Quant à l'accusation d'athéisme portée par Boileau, elle se trouve effectivement dans les Satires, X, 657-660.