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15/12/2019

Nous avons une profusion de tout, et surtout de journaux, et le dégoût a un peu suivi cet excès d'abondance, mais le bon sera toujours précieux

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« A Jean-Auguste Jullien Desboulmiers 1, ancien Capitaine de

cavalerie.

maison de M. le comte de Turpin

rue des Fossoyeurs

à Paris

Je vous aurais fait mes remerciements, monsieur, à la réception de votre lettre, je vous aurais dit combien elle m'a charmé, et à quel point elle m’honore, si je n'étais pas attaqué d'une fluxion sur les yeux qui m'ôte l'usage de la vue, pendant quatre ou cinq mois de l'année, et qui est accompagnée d'une maladie cruelle . Vous parlez d'archives du goût, les vers qui sont dans votre lettre sont une pièce de ces archives . Le triste état où je suis ne me permets pas d'y répondre, mais ne m’empêche pas d'en sentir le prix . Si vous avez beaucoup de pièces aussi joliment écrites, je ne vous conseille pas d’en chercher d'autres . Les ouvrages parfaits sont rares, et les ouvrages médiocres dans lesquels il y a de jolies choses sont innombrables . Nous avons une profusion de tout, et surtout de journaux, et le dégoût a un peu suivi cet excès d'abondance, mais le bon sera toujours précieux .

Je vous félicite, monsieur, de faire votre amusement des belles-lettres, dans le loisir de la paix . Oserais-je vous supplier de présenter mes respects à M. le comte de Turpin 2, qui joint tant d'autres mérites au mérite militaire . Je vous dois les mêmes éloges, et j'ai l'honneur d'être avec l’estime la plus respectueuse, monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur

Voltaire.

Aux Délices près de Genève 26è octobre 1764. 3»

3 Blin de Sainmore met une note sur une copie de sa main : « Je conseillai quelque temps après au militaire d’écrire lui-même à Voltaire pour lui demander des pièces fugitives . Il accompagna sa lettre de vers de sa façon . La réponse qu'il en reçut m'est tombée entre les mains et je la donne ici . » Voir aussi lettre du 11 novembre 1763 à Blin : http://voltaireathome.hautetfort.com/archive/2018/11/03/ce-sont-des-bagatelles-qui-echappent-qui-font-l-amusement-de-6102124.html

14/12/2019

Il n'y a pas un ministre d’État de France qui n'ait écrit à celui qui a l'honneur d'envoyer ce petit billet

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« A François Tronchin

[vers le 22 octobre 1764]1

On remercie tendrement monsieur François Tronchin et M. Tronchin Calandrin de leurs bontés : il est bon qu'ils sachent qu'il est très faux qu’une certaine personne ait été chargée de remercier le Conseil ou monsieur le premier syndic d'une certaine aventure . Si cette personne a fait cette démarche, elle ne peut l'avoir faite que par une grande indiscrétion, ou par beaucoup de mauvaise volonté . Il n'y a pas un ministre d’État de France qui n'ait écrit à celui qui a l'honneur d'envoyer ce petit billet à monsieur Tronchin .

Au reste, M. Abauzit sait très bien que c'est lui qu'on a roussi dans les articles Apocalypse et Christianisme . Le premier pasteur de Lausanne est aussi très bien informé qu'il a besoin d'onguent pour Messie, qui est tout entier de lui . Le présent évêque de Glocester fera sans doute les mêmes remerciements pour trois articles, traduits mot à mot de sa Légation de Moïse . C'est dommage que Middleton et Locke soient morts ; ils auraient eu les mêmes actions de grâce à rendre .

Au reste, celui qui écrit conservera toute sa vie la plus tendre amitié pour vous messieurs Tronchin . »

1 L'édition E. H. Gaullieur est limitée au premier paragraphe ; Cayrol place la lettre en octobre 1764 . La lettre est manifestement contemporaine de celle à d'Argental : voir : http://www.monsieurdevoltaire.com/2014/08/correspondance-annee-1764-partie-34.html

On en retrouve d'ailleurs des échos dans la lettre du 27 octobre 1764 à Charles Bordes et celle du 9 novembre 1764 à Moultou .

13/12/2019

si je suis un geai, je ne me pare point des plumes des paons

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« A Louis-François-Armand du Plessis, duc de Richelieu

22è octobre 1764 aux Délices

Monseigneur, mon héros, je ne sais où vous êtes ; je ne sais où est madame la duchesse d’Aiguillon, qui m’a honoré de deux gros volumes et d’un très joli petit billet. Permettez que je m’adresse à vous pour lui présenter mes remerciements. Souffrez que je vous parle du tripot de la Comédie, qui tombe en décadence comme tant d’autres tripots. Il y a un acteur excellent, à ce qu’on dit, nommé Aufresne 1, garçon d’esprit, belle figure, bel organe, plein de sentiment. Il est actuellement à La Haye. Auteurs et acteurs, tout est en pays étranger.

Je me souviens d’avoir vu chez moi cet Aufresne, qui me parut fait pour valoir mieux que Dufresne . Je vous en donne avis. Monsieur le premier gentilhomme de la chambre fera ce qu’il lui plaira.

Il y a dans le monde quelques exemplaires d’un livre infernal, intitulé Dictionnaire philosophique portatif. Ce livre affreux enseigne, d’un bout à l’autre, à s’anéantir devant Dieu, à pratiquer la vertu, et à croire que deux et deux font quatre. Quelques dévots, comme les Pompignan, me l’attribuent ; mais ils me font trop d’honneur, il n’est point de moi , et si je suis un geai, je ne me pare point des plumes des paons.

Il y a un autre livre bien plus diabolique, et fort difficile à trouver ; c’est le célèbre discours de l’empereur Julien contre les Galiléens ou chrétiens, très bien traduit à Berlin par le marquis d’Argens, et enrichi de commentaires curieux. Et, comme vous êtes curieux de ces abominations pour les réfuter, je tâcherai de concourir à vos bonnes œuvres, en faisant venir de Berlin un exemplaire pour vous l’envoyer, si vous me l’ordonnez.

Je conçois à présent que c’est au printemps que mon héros conduira sa très aimable fille sur le chemin d’Italie ; et si je ne suis pas mort dans ce temps-là, je me ranimerai pour me mettre à leurs pieds. Le Soussigné V. n’est pas dans un moment heureux pour ses yeux ; il présente son respect à tâtons.

V.»

1 Jean Rival, surnommé Aufresne fera ses débuts à la Comédie-Française le 30 mai 1765 : http://www.cosmovisions.com/Aufresne.htm

 

12/12/2019

C’est une étrange chose que cette petite jalousie ! mais que faire ? Il faut passer aux hommes leurs faiblesses

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« A Charles-Augustin Ferriol, comte d'Argental

22 Octobre 1764.

Divin ange, laissons un moment les Roués , et parlons des brûlés. Deux conseillers du Conseil de Genève sont venus dîner aujourd’hui chez moi ; ils ont constaté que le Dictionnaire philosophique qu’on m’impute est de plusieurs mains ; ils ont reconnu l’écriture et la signature de l’auteur de l’article Messie, qui est, comme vous savez, un prêtre. Ils ont reconnu mot pour mot l’extrait de l’article Apocalypse, de M. Abauzit, Français réfugié depuis la révocation de l’édit de Nantes, et aussi plein d’esprit et de mérite que d’années. Ils certifient à tout le monde que l’ouvrage est de plusieurs mains. Ils sont d’avis seulement qu’il ne faut pas compromettre les auteurs d’une douzaine d’articles répandus dans cet ouvrage. Tout le monde sait que c’est un pauvre libraire de Lausanne, chargé d’une nombreuse famille et accablé de misère, à qui un homme de lettres de ce pays-là donna le recueil, il y a quelques années, par une compassion peut-être imprudente. En un mot, on est persuadé ici que je n’ai nulle part à cette édition.

Il serait donc bien triste qu’on m’accusât en France d’une chose dont on ne me soupçonne pas à Genève.

D’ailleurs, dès que j’ai vu que l’imprudence de quelques gens de lettres m’attribuait à Paris cet ouvrage, j’ai été le premier à le dénoncer dans une lettre ostensible  écrite à M. Marin 1, et envoyée tout ouverte dans une adresse à M. de Sartines.

J’ai écrit à M. le vice-chancelier, à M. de Saint-Florentin  ; en un mot, j’ai fait ce que j’ai pu pour prévenir les progrès de la calomnie auprès du roi. Je sais que le roi en avait parlé au président Hénault d’une manière un peu inquiétante.

Je suis pressé de faire un voyage dans le Virtemberg et dans le Palatinat pour l’arrangement de mes affaires 2, ayant presque tout mon bien dans ce pays-là ; mais je ne veux point partir que je n’aie détruit auparavant une imposture qui peut me perdre.

Vous me direz peut-être que j’aurais dû m’adresser à M. de Montpéroux, qui est résident à Genève ; mais il est tombé en apoplexie, et il a même tellement perdu la mémoire, qu’il oublie l’argent qu’on lui a prêté. Il s’enferme chez lui avec un vicaire de village qu’il a pris pour aumônier, lequel vicaire ( par parenthèse), n’est pas l’ami des possesseurs de dîmes, et excite violemment les curés contre les seigneurs. Ce pauvre M. de Montpéroux a été piqué, je ne sais pas pourquoi, que les articles pour la Gazette littéraire n’aient pas passé par ses mains. C’est une étrange chose que cette petite jalousie ! mais que faire ? Il faut passer aux hommes leurs faiblesses. Nous nous flattons, madame Denis et moi, que ni M. de Montpéroux ni son vicaire turbulent n’empêcheront l’effet des bontés de M. le duc de Praslin pour madame Denis contre le concile de Latran.

Le grand point est que le roi soit détrompé sur ce petit Dictionnaire, qu’il ne lira assurément pas. Des beaux esprits de Paris pourront dire : C’est lui, messieurs ; voilà son style. Il a fait l’article Amour et Amitié il y a cinq ou six ans, donc il a fait Apocalypse et Messie. Le roi est trop bon et trop équitable pour me condamner sur les discours de M. de Pompignan.

Croyez-vous qu’il soit nécessaire que j’écrive à M. le prince de Soubise pour détromper Sa Majesté ?

Le petit abbé d’Estrées, qui n’est pas assurément descendant de Gabrielle, emploie toutes les ressources de son métier de généalogiste pour prouver que le diable engendra Voltaire, et que Voltaire a engendré le Dictionnaire philosophique.

Vraiment, le marquis d’Argens est bien autrement engendré du diable ; il a traduit l’admirable discours de l’empereur Julien contre les chrétiens . Il l’a enrichi de remarques très curieuses et d’un discours préliminaire plus curieux encore ; c’est un ouvrage diabolique : on est forcé de regarder Julien comme le premier des hommes  de son temps. Il est bien triste qu’un apostat comme lui ait eu plus de vertu dans le cœur, et plus de justesse dans l’esprit, que tous les Pères de l’Église. Le marquis d’Argens s’est surpassé en commentant cet ouvrage.

A l’ombre de vos ailes. »

2 Ces six mots manquent dans la copie Beaumarchais .

11/12/2019

je ne suis pas assez sot pour me plaindre, et j’aime mieux rire jusqu’au bout

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« A Charles-Jean-François Hénault

Aux Délices, le 20 Octobre 1764.

A la mort de M. d’Argenson, je ne pouvais écrire à personne, mon cher et respectable confrère . J’étais très malade, ce qui m’arrive souvent ; et je suis toujours prêt à faire l’éternel voyage  qu’a fait votre ami, que nous ferons tous, et qui n’est que la fin d’un rôle ou pénible, ou insipide, ou frivole, que nous jouons pour un moment sur ce petit globe. Je ne pus alors écrire ni à vous, son illustre ami, ni à MM. de Paulmy et de Voyer.

Quelque temps après, dans une lettre que je fus obligé d’écrire, tout malade que j’étais, à Mme Du Deffand, pour une commission qu’elle m’avait donnée, je vous adressai sept ou huit lignes un peu à la hâte, mais c’était mon cœur qui les dictait. J’étais d’ailleurs très embarrassé de l’exécution des ordres de madame du Deffand. Il s’agissait de lui procurer un exemplaire d’un petit livre intitulé : Dictionnaire philosophique portatif, imprimé à Liège ou à Bâle. C’est un recueil de pièces déjà connues, tirées de différents auteurs. Il y a trois ou quatre articles assez hardis, et je vous avoue que j’étais au désespoir qu’on me les imputât ; ce qui a donné lieu à cette calomnie, c’est que l’éditeur a mis dans l’ouvrage une demi-douzaine de morceaux que j’avais destinés autrefois au Dictionnaire encyclopédique, comme Amour, Amour-propre, Amour socratique, Amitié, Gloire, etc.

Les autres articles sont pris partout. Baptême est du docteur Middleton, traduit mot pour mot. Enfer, Christianisme, sont traduits de milord Warburton, évêque de Glocester. Apocalypse est un extrait du manuscrit curieux de M. Abauzit, l’un des plus savants hommes de l’Europe, et des plus modestes ; mais l’extrait est très mal fait. Messie est tout entier du premier pasteur de l’Église de Lausanne, nommé M. Polier de Bottens, homme de condition et de beaucoup de mérite, qui envoya cet article aux encyclopédistes il y a quelques années. Cet article me paraît savant et bien fait. J’ai obtenu depuis peu qu’on m’envoyât l’original écrit de sa main, que je possède. Ainsi vous voyez, mon cher et illustre confrère, que l’ouvrage n’est pas de moi ; mais il faudra toujours que les gens de lettres soient persécutés par la calomnie ; c’est leur partage, c’est leur récompense. Je pourrais, si je voulais, me plaindre qu’à l’âge de 71 ans, accablé d’infirmités, et presque aveugle, on ne veuille pas me laisser achever ma carrière en paix ; mais je ne suis pas assez sot pour me plaindre, et j’aime mieux rire jusqu’au bout des vains efforts de la clique des Pompignan et des Fréron.

Vos bontés me les font oublier, mon aimable et illustre confrère ; et quand je suis toujours un peu aimé du seul homme qui ait appris aux Français leur histoire, je me rengorge, et je suis toujours fier dans mes déserts. Vivez, poussez votre carrière aussi loin que Fontenelle ; et quand je serai mort, dites : J’ai perdu un admirateur. »

 

 

 

 

 

10/12/2019

Si je ne m’étais pas fait une famille aussi considérable que celle à la tête de laquelle je me trouve

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« A Sébastien Dupont, Avocat au Conseil

souverain d'Alsace

à Colmar

20è octobre 1764

Oui, mon cher ami, vous serez avocat de monseigneur le duc de Virtemberg ou je mourrai à la peine . Je ferai plutôt le voyage de Stuttgard. Je vais écrire à M. le comte de Montmartin, que j’ai l’honneur de connaître, et qui m’honore de ses bontés. Monseigneur le duc de Virtemberg et M. l’Électeur palatin ont daigné m’inviter à venir chez eux ; mais, en vérité, j’ai plus d’envie de vous embrasser que de faire ma cour à des princes. Si je ne m’étais pas fait une famille aussi considérable que celle à la tête de laquelle je me trouve ; si je n’avais pas chez moi la nièce de Corneille, son mari et leur fille, et le père Adam, et un architecte et sa femme, et trente ou quarante domestiques de campagne à conduire, et un assez grand terrain à cultiver sans pouvoir trouver de fermier, je vous jure que j’accepterais bien vite votre proposition de m’établir à Montbéliard ; je serais votre voisin, nous philosopherions ensemble.

Présentez, je vous prie, mes respects à M. le premier président et à madame ; embrassez pour moi madame votre femme et vos enfants. Madame Denis vous fait les plus tendres compliments. »

 

 

09/12/2019

il faut que les philosophes aient un peu de courage, et ne se lamentent jamais

... J'en conclus d'après les mouvements d'humeur de mes concitoyens qu'il n'est nul philosophe dans leurs rangs : courage , pas du tout ; lamentations , plus que nécessaire . Sacro-sainte trouille priez pour eux !

 

 

« A Charles Pinot Duclos

Aux Délices , 20 octobre 1764 1

Mon cher confrère, la calomnie persécutera donc toujours ces malheureux philosophes ! On s’obstine à m’imputer dans Paris et à Versailles je ne sais quelle rapsodie, intitulée : Dictionnaire philosophique portatif, qu’assurément on ne m’attribue pas dans Genève. On y sait assez que c’est un recueil de diverses pièces, dont quelques-unes sont du rabbinisme ; on y connaît les auteurs de divers articles : on m’a même communiqué depuis peu les originaux de quelques-unes de ces dissertations écrites de la main de leurs auteurs. On ne peut avoir une justification plus complète. Je crois devoir à l’Académie cette protestation que je fais entre vos mains. Je me flatte que mes confrères me rendront justice. Je pourrais me lamenter sur la persécution qu’on suscite à un solitaire âgé de soixante-onze ans, accablé d’infirmités et presque aveugle ; mais il faut que les philosophes aient un peu de courage, et ne se lamentent jamais. J’embrasse de tout mon cœur notre illustre secrétaire.

Voltaire. » 

1 La lettre fut lue à l'Académie le 27 octobre 1764 .