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29/09/2010

Il n'y a pas grand mal à être oublié ; c'est même souvent un bonheur ; le mal est d'être persécuté

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« A Jean-François Marmontel

 

A Ferney 29è septembre 1772

 

On m'a instruit, mon cher ami, du beau tour que vous m'avez joué [i]. Il m'est impossible de vous remercier dignement, et d'autant plus impossible que je suis assez malade. Il ne faut pas vous témoigner ma reconnaissance en mauvais vers ; cela ne serait pas juste . Mais je dois vous dire ce que je pense en prose très sérieuse. C'est qu'une telle bonté de votre part et de celle de mademoiselle Clairon, une telle marque d'amitié, est la plus belle réponse qu'on puise faire aux cris de la canaille qui se mêle d'être envieuse. C'est une plus belle réponse encore aux Riballier et aux Cogé [ii]. Soyez très certain que je suis plus honoré de votre petite cérémonie de la rue des mardis [iii] que je ne le serais de toutes les faveurs de la cour. Je n'en fais nulle comparaison. Il y a sans doute bien de la grandeur d'âme à témoigner ainsi publiquement son estime et sa considération en France à un Suisse presque oublié, qui achève sa carrière entre le mont Jura et les Alpes.

 

Il n'y a pas grand mal à être oublié ; c'est même souvent un bonheur ; le mal est d'être persécuté, et vous savez combien nous l'avons été, et par qui ? par des cuistres dignes du XIIIè siècle [iv].

 

S'il faut détester les cabales, il faut respecter l'union des véritables gens de lettres, c'est l'unique moyen de leur donner la considération qui leur est nécessaire.

 

Je vous remercie donc pour moi, mon cher ami, et pour la gloire de la littérature que vous avez daigné honorer dans moi.

 

Voici mon action de grâces à mademoiselle Clairon [v]. Je vous en dois une plus travaillée. Mais vous savez qu'un long ouvrage en vers demande du temps et de la santé.

 

Je vous embrasse tendrement, mon cher ami. Mon seul chagrin est de mourir sans vous revoir.

 

Je vous prie de présenter à Mlle Clairon ma petite épître écourtée.

 

V. »

 

 

i Il s'agit de l'Ode à la louange de Voltaire, prononcée par Mlle Clairon au pied de sa statue en 1772, poème composé par Marmontel, déclamé par Mlle Clairon dans son salon après avoir placé une couronne de laurier sur le buste de V*.

ii V* écrit Cogé pour faire référence à la plaisanterie des philosophes sur le nom de Coger : Coge pecus.

iii Mlle Clairon recevait le mardi, rue du Bac . La lettre manuscrite porte la correction des mardis en : du Bacq.

iv En particulier ceux qui comme Riballier et Coger, cités déjà, ont fait condamner le Bélisaire de Marmontel.

v Épître A Mlle Clairon : « Les talents, l'esprit, le génie ... »

http://www.monsieurdevoltaire.com/article-poesie-a-mademo...

 

 

 

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28/09/2010

Le vieux malade de Ferney remercie la nature

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 « A Anne-Robert-Jacques Turgot

 

A Ferney 28 septembre 1774

 

Le vieux malade de Ferney remercie la nature de l'avoir fait vivre assez longtemps pour voir l'arrêt du Conseil du 13 septembre 1774 [1]. Il présente son respect et ses vœux à l'auteur. »

 

1 Cet arrêt décrétait la liberté du commerce des grains dans le royaume. V* publiera en décembre :

 

D'autres grains sans prix, sans commerçants : http://www.deezer.com/listen-274866

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Petit Écrit sur l'Arrêt du Conseil du 13 septembre 1774.

J'ai eu de la peine à croire cette aventure ; vous me direz que plus elle est absurde plus je la dois croire, et que c'est le cas du credo quia absurdum

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« A Jean Le Rond d'Alembert

 

28è septembre 1771

 

Mon cher ami, voici donc de quoi exercer la philosophie. La Harpe persécuté pour avoir fait un chef-d'œuvre d'éloquence dans l'Éloge de Fénelon [i]. J'ai eu de la peine à croire cette aventure ; vous me direz que plus elle est absurde plus je la dois croire, et que c'est le cas du credo quia absurdum [ii]. Cette extravagance aura-t-elle des suites ? L'Académie agira-t-elle ? Est-ce à l'Académie qu'on en veut ? La chose est-elle sérieuse, ou est-ce une plaisanterie , je vous demande en grâce de me mettre au fait, cela en vaut la peine.

 

Nous avons ici madame Dix-Neuf ans [iii] dont vous êtes le médecin. Elle a perdu de son embonpoint, mais elle a conservé sa beauté. Son mari nous a dit des choses bien extraordinaires ; tous deux sont très aimables ; ils méritent de prospérer, et ils prospèreront. Pour moi je me meurs tout doucement. Bonsoir mon très cher et très grand philosophe.

 

J'ajoute que La Harpe m'ayant pressé très vivement d'écrire à M. le chancelier, j'ai pris cette liberté, quoique je la croie assez inutile. Mais enfin, je lui ai dit ce que je pensais sur les discours académiques, sur la Sorbonne, et sur l'Encyclopédie. »

i Éloge de François de Salignac de la Motte-Fénelon, de La Harpe, sera condamné par le Conseil le 21 septembre après avoir remporté le prix d'éloquence de l'Académie.

ii Paroles inspirées par Tertullien et en général attribuées à St Augustin (par V* lui-même dans le Dîner du comte de Boulainvilliers).

iii  Mme de Rochefort d'Ally ; cf. lettre du 4 mars 1771.

27/09/2010

Quiconque ose penser n'est pas né pour me croire

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« A Louis-François-Armand du Plessis, duc de Richelieu

 

27è septembre 1769, à Ferney

 

 

Mon héros voit bien que lorsque j'ai sujet d'écrire je barbouille du papier sans peine, et que je l'ennuie souvent. Mais quand je n'ai rien à dire je respecte ses occupations, ses plaisirs, sa jeunesse, et je me tais. Il y a quarante-neuf ans que mon héros prit l'habitude de se moquer de son très humble serviteur ; il la conserve et la conservera. Je n'y sais autre chose que de faire le plongeon et d'admirer la constance de Monseigneur à m'accabler de ses lardons.[i]

 

Je n'étais pas informé de la circonstance du brayer [ii]; il y a mille traits de l'histoire moderne qui échappent à un pauvre solitaire retiré au milieu des neiges.

 

S'il était permis de vous parler sérieusement, je vous dirais que je n'ai jamais chargé M. de Chimène de vous parler des Guèbres, ni de vous les présenter [iii]; il a pris tout cela sous son bonnet qui n'est pas celui d'un cardinal de Ximenès dont il prétend pourtant descendre en ligne droite. Je lui suis très obligé d'aimer Les Guèbres, mais je ne l'ai assurément prié de rien. J'ai eu l'honneur de vous en envoyer un autre exemplaire, et on en fait encore actuellement une édition bien plus correcte. Tous les honnêtes gens de Paris souhaitent qu'on représente cette pièce. On la joue en province [iv].Une société de particuliers vient de la représenter à la campagne [v] avec beaucoup de succès ; on la jouera probablement chez M. le duc d'Orléans [vi]. Il n'y a pas un seul mot qui puisse avoir le moindre rapport ni à nos mœurs d'aujourd'hui ni au temps présent. S'il y a quelque chose qui fasse allusion à l'Inquisition, nous n'avons point d'Inquisition en France, elle y a toujours été en horreur. Le Tartuffe qui était une satire des dévots, et surtout de la morale des jésuites alors tout puissants a été jouée par la protection d'un premier gentilhomme de la chambre, et est resté au théâtre pour toujours. Mahomet où il est dit :

Quiconque ose penser n'est pas né pour me croire ,

Mahomet dans lequel il y a un séide qui est précisément Jacques Clément [vii] est joué souvent sans que personne en murmure. M. de Sartines ne demande pas mieux qu'on fasse aux Guèbres le même honneur, mais il n'ose pas se compromettre. Il n'y a qu'un premier gentilhomme de la chambre, ayant le droit d'être un peu hardi, qui puisse prendre sur lui une telle entreprise. Quelques sots pourraient crier, mais trois à quatre cent mille hommes le béniraient.

 

J'ai bien senti que mon héros, qui a d'ailleurs tant de gloire, ne se soucierait pas beaucoup de celle-ci. Aussi je me suis bien donné garde de lui en parler, et encore plus de lui en faire parler par M. de Chimène. Je lui ai seulement présenté Les Guèbres pour l'amuser. Il viendra un temps où cette pièce paraîtra fort édifiante, ce temps approche et j'espère que mon héros vivra assez pour le voir.

 

Au reste, il sait que j'ai juré depuis longtemps d'obéir à ses ordres, et de jamais les prévenir, de lui envoyer tout ce qu'il me demanderait, et de ne jamais rien lui dépêcher qu'il ne le demande, parce que je ne puis deviner ses goûts ; je ne dois rien lui présenter sans être sûr qu'il le recevra, et je ne veux rien faire qui ne lui plaise. Voilà mon dernier mot pour quatre jours que j'ai à vivre. Je vivrai et je mourrai son attaché, son obligé et son berné.

 

V. »

 

i Cf. lettre du 1er mai 1736 à d'Argental. V* a fui de Montjeu après les fêtes du mariage de Richelieu, pour aller se réfugier à Cirey en mai 1734 , puis fin décembre 1735 V* fuit encore quand on on lui apprend qu'on a trouvé cinq chants de La Pucelle et Richelieu aurait dit « ... que Volt. s'aille faire f. et qu'on n'en parle plus. »

ii La lettre de Richelieu où il en est question n'est pas connue.

iii Le 13 septembre, à Ximénes : « Personne ne s'est chargé de solliciter les représentations des Guèbres, personne n'en a été prié, vous êtes le seul qui en ayez parlé à M. le maréchal de Richelieu, et c'est à vous seul qu'on en aurait l'obligation si la chose réussissait. »

iv Il est question de la jouer à Lyon.

v A Orangis, près de Paris, où les La Harpe sont les acteurs principaux.

vi A Saint-Cloud ou à Villers-Cotterêts, par une troupe d'amateurs, comme il le proposait au comte de Schomberg le 22.

vii Le « moine meurtrier » de Henri III, Jacques Clément.

26/09/2010

Si vous êtes chèvre, Madame, il n'y a personne qui ne veuille devenir bouc

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« A Louise-Florence-Pétronille de Tardieu d'Esclavelles d'Épinay

[à Madame de La Live d'Épinay

Place Vendôme à Paris]

26è septembre 1766

 

Si vous êtes chèvre,[i] Madame, il n'y a personne qui ne veuille devenir bouc ; mais vous m'avouerez que de vieux singes devenus tigres sont une horrible espèce. Comment se peut-il faire que des êtres pensants et sensibles ne cherchent pas à vivre ensemble dans un coin du monde à l'abri des coquins absurdes qui le défigurent ? Je jouis de cette consolation depuis quelques années, mais il y a des êtres qui me manquent . J'aurais voulu vivre surtout avec vous et vos amis. Il est vrai que le petit nombre de sages répandus dans Paris peut faire beaucoup de bien en s'élevant contre certaines atrocités, et en ramenant les hommes à la douceur et à la vertu. La raison est victorieuse à la longue, elle se communique de proche en proche. Une douzaine d'honnêtes gens qui se font écouter produit plus de bien que cent volumes. Peu de gens lisent, mais tout le monde converse, et le vrai fait impression.

 

Votre petit Mazar,[ii] Madame, a pris, je crois , assez mal son temps pour apporter l'harmonie dans le temple de la discorde. Vous savez que je demeure à deux pas de Genève, je ne sors jamais ; j'étais très malade quand ce phénomène a brillé sur le noir horizon de Genève. Enfin , il est parti à mon très grand regret sans que je l'aie vu. Je me suis dépiqué en faisant jouer sur mon petit théâtre de Ferney des opéras-comiques pour ma convalescence. Toute la troupe de Genève, au nombre de cinquante, a bien voulu me faire ce plaisir. Vous croyez bien que l'auteur de La Henriade a fait jouer Henri IV [iii]. Nous avons tous pleuré d'attendrissement et de joie quand nous avons vu la petite famille se mettre à genoux devant ce bon roi. Tout cela est consolant, je l'avoue, mais il y a trop de méridiens entre vous et moi. Mon malheur est que mon château n'est pas une aile du vôtre. C'est alors que je serais heureux. Mme Denis pense comme moi. Permettez-nous d'embrasser M. Grimm . Adieu, Madame, vivez heureuse. Agréez mon très tendre respect. »

i A savoir, si vous êtes à La Chevrette, résidence d'été de Mme d'Epinay.

ii Mozart qui a alors dix ans.

iii Dans sa lettre du 14 septembre, V* a précisé qu'on a joué : La partie de chasse de Henri IV, Le Roi et le fermier, Rose et Colas de Sedaine et Monsigny, Annette et Lubin de Favart et Lourdet de Santerre (et non de Voisenon comme le croit V*, d'après une nouvelle de Marmontel).

on le traita de séditieux parce qu'il prononça un peu haut : « Donnez-nous aujourd'hui notre pain quotidien."

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http://fr.wikipedia.org/wiki/Suzanne_Curchod

 

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« A Suzanne Necker

 

26è septembre 1770

 

Je vous crois actuellement à Paris, Madame ; je me flatte que vous avez ramené M. Necker [i] en parfaite santé. Je lui présente mes très humbles obéissances aussi bien qu'à monsieur son frère [ii], et je les remercie tous deux de la petite correspondance qu'ils ont bien voulu avoir avec mon gendre le mari de Mlle Corneille.

 

J'ai actuellement chez moi M. d'Alembert [iii] dont la santé est raffermie , et dont l'esprit juste et l'imagination intarissable adoucissent tous les maux dont il m'a trouvé accablé. J'achève ma vie dans les souffrances et dans la langueur sans autre perspective que de voir mes maux augmentés si ma vie se prolonge. Le seul remède est de se soumettre à la destinée.

 

M. Thomas fait trop d'honneur à mes deux bras, ce ne sont que deux fuseaux fort secs, ils ne touchent qu'à un temps fort court, mais ils voudraient bien embrasser ce poète philosophe qui sait penser et s'exprimer. Comme dans mon triste état ma sensibilité me reste encore, j'ai été vivement touché de l'honneur qu'il a fait aux lettres par son discours académique, et de l'extrême injustice qu'on a faite à ce discours en y entendant ce qu'il n'avait pas certainement voulu dire [iv]. On l'a interprété comme les commentateurs font Homère ; ils supposent tous qu'il a pensé autre chose que ce qu'il a dit. Il y a longtemps que ces suppositions sont à la mode.

 

J'ai ouï conter qu'on avait fait le procès dans un temps de famine à un homme qui avait récité tout haut son Pater noster, on le traita de séditieux parce qu'il prononça un peu haut : « Donnez-nous aujourd'hui notre pain quotidien. »

 

Vous me parlez, Madame, du Système de la nature, livre qui fait grand bruit parmi les ignorants, et qui indigne tous les gens sensés [v]. Il est un peu honteux à notre nation que tant de gens aient embrassé si vite une opinion si ridicule. Il faut être bien fou pour ne pas admettre une grande intelligence quand on en a une si petite. Mais le comble de l'impertinence est d'avoir fondé un système tout entier sur une fausse expérience faite par un jésuite irlandais qu'on a pris pour un philosophe [vi]. Depuis l'aventure de ce Malcrais de La Vigne, qui se donna pour une jolie fille faisant des vers [vii], on n'avait point vu d'arlequinade pareille. Il était réservé à notre siècle d'établir un ennuyeux système d'athéisme sur une méprise. Les Français ont eu grand tort d'abandonner les belles-lettres pour ces profondes fadaises, et on a tort de les prendre sérieusement.

 

A tout prendre, le siècle de Phèdre et du Misanthrope valait mieux.

 

Je vous renouvelle, Madame, mon respect, ma reconnaissance et mon attachement.

 

V. »

i Son époux Jacques Necker, de retour des eaux de Spa.

http://www.deezer.com/listen-2021171 : Why not ? !

ii Le professeur Louis Necker.

iii Il resta une quinzaine de jours, accompagné de Condorcet.

iv Antoine-Léonard Thomas, pronoça un discours en recevant Loménie de Brienne le 5 septembre à l'Académie française, flatteur pour Voltaire et où on avait vu une attaque contre le Réquisitoire sur lequel est intervenu l'arrêt du parlement du 18 août 1770 qui condamne à être brûlés différents livres et brochures , 1770, de Séguier, qui avait fait condamner des ouvrages du baron d'Holbach et aussi Dieu, réponse au Système de la nature de V*. Le discours de Thomas a été saisi et sera imprimé en 1802 seulement.

v A cet ouvrage, prétendu de M. Mirabaud, en réalité du baron d'Holbach, V* répondra par Dieu, réponse au Système de la nature.

vi V* écrit le 26 août 1768 que Needham « s'imagina avoir produit des anguilles avec de la farine et du jus de mouton » et « poussa même l'illusion jusqu'à croire que ces anguilles en avaient sur le champ produit d'autres. »

vii En 1735, Desforges-Maillard envoya ses vers sous le nom de Mlle Malcrais de La Vigne car on refusait de les publier dans le

 

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Mercure ; V* le félicita de sa plaisanterie, à laquelle il s'était lui aussi laissé prendre, et Piron y prit l'idée de sa Métromanie.

Victoire, victoire, mes chers anges. Vous avez triomphé des démons de la cabale

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« A Charles-Augustin Ferriol, comte d'Argental

Conseiller d'honneur du parlement

Rue Saint-Honoré à Paris

 

Ce 26 septembre [1748] à Lunéville

 

Monsieur le coadjuteur [i] m'écrit une lettre bien éloquente, et bien consolante sur Sémiramis. Victoire, victoire, mes chers anges. Vous avez triomphé des démons de la cabale [ii]. Je suis toujours résolu à ne la pas imprimer ou à vouloir qu'on s'attende à l'impression, sans quoi on me jouera certainement le tour qu'on m'a déjà joué [iii]. Prévenez, je vous en conjure, les éditions que je crains, comme vous avez protégé les représentations. J'envoie une petite requête à Fontainebleau à M. le duc d'Aumont. Je le supplie d'ordonner que si on y joue Sémiramis, nous ayons une nuit profonde pour l'ombre, que cette ombre ne soit plus un gros garçon joufflu à visage découvert, mais qu'on imite la statue du festin de pierre [iv] avec une cuirasse. Comptez que cela fera un effet terrible. Il est aisé de faire la nuit, en éteignant toutes les bougies des coulisses, en faisant descendre un châssis épais derrière les lustres, et en baissant les lampions. Si Cindré [v] voulait se donner un peu de peine, on pourrait encore se tirer d'affaire à Fontainebleau [vi]. Il faudra absolument à la reprise que les Slodtz [vii] réparent leur honneur. Il leur sera aisé de faire une très belle décoration. On m'a écrit quatre lettres anonymes du parterre dans lesquelles on demande des décorations moins indignes de la pièce. Enfin voilà cette pièce en grâce, et on peut à la reprise lui donner une nouvelle vie. Vous ne sauriez croire à quel point vos bontés m'ont rendu Sémiramis chère. Je l'aime plus que je croyais. Je vais tâcher d'y travailler, car il faut mériter tout ce que vous faites. Mme du Châtelet vous fait les plus tendres compliments. On ne respire ici que les plaisirs, et cependant je n'ai jamais été si fâché d'être loin de vous. Mes chers anges, vous faites mon bonheur et ma gloire.

 

V. 

 

A propos j'implore la protection de M. de Pont-de-Veyle pour des moyeux [viii]. Qu'il écrive un petit mot à M. de La Marche. C'est un point bien important.»

 

i L'abbé de Chauvelin chargé des répétitions de Sémiramis en l'absence de V* et d'Argental.

ii 21 représentations pour la pièce, mais elle avait failli tomber à la première car des jeunes gens engagés pour soutenir la pièce auraient baillé ostensiblement. Crébillon avait aussi retranché quelques vers « absolument nécessaires » que V* avait dû demander à Berryer de Ravenoville le 30 août d'approuver de sa main. De plus, Bidault de Montigny a composé une parodie annoncée par le Théâtre-Italien en avertissant Berryer de Ramenoville le 24 septembre.

iii « Le tour que (Prault) (lui) a déjà joué pour l'impression de Mahomet qu'il débita clandestinement sur une copie très informe » cf. lettre à d'Argental du 21 septembre ; le 8 septembre, V* avertit Berryer de Ramenoville que « des copies informes » circulaient.

iv Du Don Juan, de Molière.

v Le Noir de Cindré, employé aux « menus plaisirs ».

vi V* écrit le 4 octobre que « le théâtre [de Fontainebleau] est impraticable ».

vii Les frères Slodtz.

viii Prunes confites.