09/08/2014
et au bout de sept ou huit ans de guerre on sera de sept ou huit cent millions plus pauvre qu'auparavant
... Et si on parlait plutôt de milliards de dollars, il ne serait même pas besoin d'attendre six ou sept ans pour voir dégringoler la trésorerie d'un pays qui entretient une armée, et qui la fait opérer comme le font les USA . Voir : http://www.i24news.tv/fr/actu/economie/finance/130827-etats-unis-le-plafond-de-la-dette-sera-atteint-mi-octobre
D'un autre côté ce sont de formidables marchands d'armes, ce qui permet de couvrir une partie des frais, vous diront les parfaits économistes au grand coeur .
Alors, notre France surendettée peut-elle s'offrir le même luxe ? Oui ? Non ? Peut-être ? Niet !!
« A Jean-Robert Tronchin
23 juin [1759]
Je suis un peu malingre aujourd'hui, mon cher correspondant, mais je peux encore dicter que la dame du Coudray est insupportable 1. Elle date de Rouen, elle demande une lettre de change pour Rouen, la lettre de change arrive ; point de Mme du Coudray . Ce n'est pas votre faute , ni la mienne ; il faut attendre que cette dame donne de ses nouvelles, ou que la dame Eustache, la marchande de toile, écrive ; nous n’avons rien à nous reprocher et son argent est tout prêt .
Voilà je crois l'ancien mémoire que vous redemandez . Hier, me portant moins mal, j'écrivis au ministre de Son Altesse électorale palatine et lui dis que pour n'avoir jamais de difficultés il fallait que vous eussiez la bonté de me payer dorénavant, et qu’il y consentit ; nous verrons ce que le Silhouette de Manheim répondra .
Est-il vrai que l'on va payer 4 livres par marc de sa vaisselle ?2 Cette taxe ne fera pas fleurir la profession d'orfèvre . Voilà une sorte de guerre dans laquelle il n'y a rien absolument à gagner, quelque chose qui arrive, et beaucoup à perdre . Je ne connais que les Tartares qui aient jamais eu raison de faire la guerre, c'était pour avoir de bon vin et de belles filles . Nous pourrons prendre Madras, nous perdrons le Canada, et au bout de sept ou huit ans de guerre on sera de sept ou huit cent millions plus pauvre qu'auparavant . Je suis aussi plus pauvre , mais j'ai du foin, du blé, du vin, des chevaux, des moutons, et quand je me porterai bien je monterai ma grasse ânesse avec la jolie selle que j'attends de vos bontés .
Je vous embrasse mon cher ami .
V. »
1 Voir lettre du 9 juin 1759 au même : http://voltaireathome.hautetfort.com/archive/2014/07/28/les-russes-avancent-et-tout-est-en-mouvement.html
2 Une taxe de ce genre fut en effet instituée ultérieurement .
23:55 | Lien permanent | Commentaires (0)
08/08/2014
je veux que les prêtres sachent que je suis bien en cour
... Et encore mieux au jardin ! Celui-ci il est vrai rend l'échine souple .
« A Charles-Augustin Ferriol, comte d'ARGENTAL. 1
Aux Délices, 23 juin [1759].
Mon divin ange parmesan, si je n'obéis pas bien -- j'obéis vite.
Il y a quelques coups de lime à donner, nous l'avouons; mais prenez toujours, et, avec le temps, toutes les lois de madame d'Argental seront exécutées. On sait bien qu'en parlant du courrier qui va porter le billet doux, la confidente peut dire :
Il vous fut attaché dès vos plus jeunes ans,
Vos intérêts lui sont aussi chers que la vie 2,
et en faire ainsi un excellent domestique, qui fait pendre sa maîtresse en ne disant pas son secret. Il y a encore quelque chose à fortifier au cinquième acte; mais il s'agit à présent d'une importante négociation. Votre Suisse vous donnera bientôt autant d'affaires que votre Parme.
Madame la marquise 3 a su que je faisais un drame, et moi, je lui ai écrit galamment que je le lui enverrais, que je le soumettrais à ses lumières, que je me souvenais toujours des belles décorations qu'elle eut la bonté de faire donner à Sémiramis, etc. Elle m'a répondu qu'elle attendait la pièce.4 Que faut-il donc faire, mon cher ange? La donner à M. le duc de Choiseul, et que M. le duc de Choiseul la donne à madame la marquise comme un secret d'État. Elle fera ses observations, elle protégera notre Sicile. Je suis Suisse, il est vrai ; mais je sais mon monde, et je veux que les prêtres sachent que je suis bien en cour.
Vous voyez, mon divin ange, que je donne toujours la préférence au spirituel sur le temporel; vous serez bientôt outrecuidé 5 d'un mémoire sur Tournay.
Mais M. le comte de Choiseul 6 part-il bientôt? Je voudrais lui envoyer quelque chose pour l'amuser sur la route. Qu'il n'oublie point la comtesse de Bentinck à Vienne, s'il veut être amusé.
Dieu merci nos affaires vont bien en Hesse, et le roi de Prusse a eu sur les oreilles dans une rencontre assez rude . Les Russes avancent , Luc sera maté . Je me meurs d'envie de le voir humilié . Adieu mon cher ange, vivez sain, gai, heureux . L'oncle et le nièce vous disent tout ce que vous méritez de tendre .
V. »
1 Date complétée par d'Argental sur le manuscrit olographe . L'édition de Kehl omet le dernier paragraphe .
2 Tancrède, ac. II, sc. 1 : les vers en question n'ont pas été utilisés, ils furent remplacés dans la tirade d'Aménaïde par des propos qui font plus d'effet . Voir : http://www.monsieurdevoltaire.com/article-tancrede-acte-deuxieme-partie-4-120995426.html
3 La marquise de Pompadour, à qui Voltaire dédia Tancrède.
4 Voir la lettre de la marquise de Pompadour citée dans la lettre à d'Argental du 15 juin 1759 : http://voltaireathome.hautetfort.com/archive/2014/08/01/j-augure-bien-de-nos-affaires-entre-les-mains-d-un-homme-qui-5421232.html
5 Cet emploi d'un mot archaïque, purement plaisant se rattache à l'ambiance médiévale suggérée par l'évocation de Tancrède .
6Voir les lettres du 5 septembre 1752 , page 479 : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k4113533/f482.image.r=astrua.langFR
et , du 17 septembre 1755 , page 468 et du 29 octobre 1755 au comte de Choiseul , page 493 : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k411354g/f496.texte.r=Oeuvres%20compl%C3%A8tes%20de%20Voltaire%2038,6%20%20nouvelle%20%C3%A9dition%20pr%C3%A9c%C3%A9d%C3%A9e%20de%20la%20Vie%20de%20Voltaire,%20par%20Condorcet%20et%20d%27autres%20%C3%A9tudes%20biographiques.langFR — Il remplaçait le duc de Choiseul, son cousin, dans l'ambassade de France à Vienne, et fut nommé, en avril 1766, ambassadeur extraordinaire à Naples.
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07/08/2014
Il me paraît que la dernière comète n'a pas fait grand bruit : on est si occupé des affaires de terre et de mer que les célestes sont oubliées de toutes façons
... Pour s'en convaincre, il n'est qu'à suivre l'actualité telle qu'on peut le voir (et lire) sur : http://www.tv5.org/cms/chaine-francophone/info/p-1910-Monde.htm?rub=2
Qui se soucie de Rosetta la sonde et Tchouri la cabossée ( 67 P/T pour les intimes ) à des milliards de kilomètres de nous ?
Moi ! et quelques autres qui admirent le génie humain capable de réaliser de tels exploits scientifiques et techniques, tant pour le confort et la santé que pour répondre à des questions qui semblent dépourvues d'intérêt à la majorité . Je ne citerai pour exemple que l'invention et la mise au point de la chambre proportionnelle multifils de Georges Charpak qui de la recherche pure de particules sub-atomiques a eu une application médicale qui sauve des vies .
Qui sait si quelques uns de ses atomes ne sont pas en nous ?
« A George KEATE ,1
Nando's Koffee-House 5, London 2.
Aux Délices, près de Genève, 20 juin 1759.
Ma mauvaise santé, monsieur, m'a empêché de vous remercier plus tôt; et me prive même de l'honneur de vous écrire de ma main. J'ai lu avec un très-grand plaisir le mémoire contre les Hollandais ; il me paraît aussi bien fait qu'il puisse l'être. Il me semble qu'on n'écrivait point ainsi autrefois ; les affaires publiques étaient traitées ou avec une sécheresse rebutante, ou avec
une emphase ridicule; vous me paraissez aussi bons écrivains que bons marins.
Votre Milton me devient bien précieux puisqu'il vous a appartenu. Je le conserverai comme un monument de votre amitié. J'ai appris par les papiers publics la mort de M. Falkener, 3 mon ancien ami. J'en suis sensiblement affligé ; ce sera une grande consolation pour moi de retrouver en vous les sentiments dont il m'avait toujours honoré.
Il me semble qu'on imprima l'année passée des mémoires concernant la Russie par le lord Withworth 4; si vous aviez un moment à vous je vous supplierais de vouloir bien me dire si ces mémoires sont en effet de ce ministre, et s'ils sont estimés. Je dois supposer, par tout ce qu'on m'en a dit, qu'ils sont assez curieux. Je n'ose vous supplier de me les faire parvenir: il n'y aurait qu'à les envoyer par la poste, par la voie de Hollande, en feuilles, afin que cela n'eût point l'air d'un livre dont la poste ne se chargerait pas. Cet ouvrage m'est plus nécessaire qu'à personne, étant chargé par la cour de Pétersbourg de faire l'histoire de Pierre le Grand. Je commence même à faire imprimer le premier volume; ainsi il n'y aurait pas un moment à perdre. Je ne sais aucune nouvelle de littérature. Il me paraît que la dernière comète 5 n'a pas fait grand bruit : on est si occupé des affaires de terre et de mer que les célestes sont oubliées de toutes façons.
J'ai l'honneur d'être bien véritablement et de tout mon cœur, monsieur, votre très-humble et très-obéissant serviteur.
Voltaire. »
1 Lettre originale signée, avec cachet IY au dessus d'un 3 dans un cercle, mention « f[ran]co Lugen » .Communiquée à l'Illustrated London News, par M. John Henderson, esq., possesseur de l'original, qui est de la main d'un secrétaire.
— George Keate, écrivain agréable, était né vers 1729 ou 1730. Il avait habité quelque temps Genève, où il connut Voltaire, et, de retour en Angleterre, il resta en correspondance avec lui.
2 Nando's Koffee-House était à la pointe est d'Inner Temple-lane, dans Fleet- street, tout près de la boutique de Bernard Lintot, le libraire. (Voyez Cunningham's handbook of London, page 348 : rechercher « Nando's » dans : http://archive.org/stream/handbookoflondon00cunn/handbookoflondon00cunn_djvu.txt
.)
3 Sir Everard Fawkener est mort le 16 novembre 1758 . http://en.wikipedia.org/wiki/Everard_Fawkener
4 Charles, baron Whitworth, An Account of Russia, as it was in the year 1710, 1758,( http://books.google.fr/books?id=8M5bAAAAQAAJ&pg=PA15&lpg=PA15&dq=An+Account+of+Russia,+as+it+was+in+the+year+1710&source=bl&ots=TjHbyt1DvM&sig=Ebu0SJTZiQDvvctOe7fp1iegcpk&hl=fr&sa=X&ei=zIHjU-DeJ9GX0QWX9oAo&ved=0CDYQ6AEwAw#v=onepage&q=An%20Account%20of%20Russia%2C%20as%20it%20was%20in%20the%20year%201710&f=false
) est une compilation posthume, l'auteur de l'ouvrage était mort en 1725 . http://en.wikipedia.org/wiki/Charles_Whitworth,_1st_Baron_Whitworth
5 Comète de Halley :http://fr.wikipedia.org/wiki/1P/Halley
16:16 | Lien permanent | Commentaires (0)
Je suis un vieillard très- indulgent; il faut, en plaignant les malheureux, applaudir à ceux qui égaient de leurs malheurs
... Et me revient aussitôt en mémoire Pierre Desproges qui fit rire avec le cancer qu'il subit courageusement .
https://www.youtube.com/watch?v=eD8YSBrjqNI
https://www.youtube.com/watch?v=GmPOq7N6QwM
« A Louise-Dorothée von Meiningen, duchesse de SAXE-GOTHA
Aux Délices, 18 juin [1759].1
Madame, j'ai également à me plaindre de la guerre et de la nature. L'une et l'autre conspirent à me priver du bonheur de faire ma cour à Votre Altesse sérénissime ; la vieillesse, les maladies, et les housards, sont de cruels ennemis. J'ai bien peur, madame, que ces housards ne demandent un peu de fourrage à vos États, et qu'ils payent fort mal leur dîner et celui de leurs chevaux. Du moins, madame, votre beau duché (reste d'un duché encore plus beau), n'aura rien à reprocher à la cavalerie française. Je crois que depuis Rosbach 2 elle a perdu l'idée de venir prendre respectueusement du foin dans vos quartiers.
Il me paraît que le roi de Prusse, qui attaquait à droite et à gauche autrefois comme le bélier de la vision de Daniel 3, est totalement sur la défensive. Pour nous, nous sommes sur l'expectative, et Paris est sur l'indifférence la plus gaie. Jamais on ne s'est tant réjoui, jamais on n'a inventé tant de plaisanteries, tant de nouveaux amusements. Je ne sais rien de si sage que ce peuple de Paris, accusé d'être frivole. Quand il a vu les malheurs accumulés sur terre et sur mer, il s'est mis à se réjouir, et a fort bien fait : voilà la vraie philosophie. Je suis un vieillard très- indulgent; il faut, en plaignant les malheureux, applaudir à ceux qui égaient 4 de leurs malheurs.
Je renouvelle mes remerciements très-humbles à Votre Altesse sérénissime ; sa protection, au sujet des paperasses 5 touchant le czar, fait ma consolation. Je me mets à ses pieds avec le plus profond respect.
Le Suisse V. »
1 Voltaire à Ferney la date du 8 juin 1759 .
2 Défaite française ; http://fr.wikipedia.org/wiki/Bataille_de_Rossbach
3 Ceci montre encore une fois une connaissance parfaite de la Bible ; Selon Daniel viii,4, un bélier apparut en songe à celui-ci, frappant de ses cornes vers l'ouest, le nord et le sud , mais un bouc armé d'une seule corne survint, qui frappa le bélier, le jeta à terre et le foula aux pieds .
4 Certaines éditions mettent « narguent" ou "rient ».
5 Mémoires que devait lui communiquer Mme de Bassewitz. Voir : http://www.geni.com/people/Sabine-Elisabeth-Oelgard-von-Bassewitz/6000000023779574299
et : http://de.wikipedia.org/wiki/Sabine_Elisabeth_Oelgard_von_Bassewitz
14:05 | Lien permanent | Commentaires (0)
06/08/2014
Je le mettrai dans les rayons de ma petite bibliothèque destinés aux faiseurs de projets; j'en ai déjà bon nombre
... Dirent en choeur un sénateur et un député en reposant le Bulletin officiel rapportant la loi du 4 août 2014 pour l'égalité entre les femmes et les hommes (NDLR - notez bien l'ordre des sexes) : http://www.vie-publique.fr/actualite/panorama/texte-discussion/projet-loi-pour-egalite-entre-femmes-hommes.html
- Hep ! là-bas ! j'ai entendu des rires , des "j'en parlerai à mon cheval" . Est-ce ainsi qu'on doit traiter une loi si bonne ?
Il est vrai que ce même jour on fait aussi paraître des lois aussi essentielles au bien être de mes compatriotes : http://www.vie-publique.fr/actualite/panorama/texte-discussion/proposition-loi-facilitant-deploiement-reseau-infrastructures-recharge-vehicules-electriques-espace-public.html
En accord avec les textes, je veux être un homme/femme branché(e) et je tiens à rester sur de bonnes voies .
Souvenirs, souvenirs ...
Alors pour le reste ...
« A Charles-Augustin Ferriol, comte d'Argental
et Jeanne-Grâce Bosc du Bouchet, comtesse d'Argental
Aux Délices, 18 juin [1759].
Cette dépêche sicilienne doit être adressée à madame l'Envoyée de Parme, qui s'est donné la peine de faire un si beau mémoire, et de l'écrire tout entier de sa main 1. Il paraît bien qu'elle doit partager toutes les négociations de monsieur l'Envoyé; elle connaît à fond toutes les affaires de la Sicile 2; toutes ses réflexions sont justes, profondes, et fines; ses raisonnements, forts et pressants, bien déduits, clairement exposés, prouvés, appuyés. C'est un petit chef-d'œuvre que ce mémoire ; et, ce qui n'est jamais arrivé et n'arrivera plus, c'est que l'auteur adopte sans restriction toutes les critiques qu'elle a eu la bonté d'envoyer. Il en a fait aussi honneur à tous les anges, et baise le bout de leurs ailes avec une profonde humilité et les remerciements les plus tendres et les plus sincères.
O anges! ne soyez en peine de rien; notre nièce et moi, nous pensions comme vous presque sur tous les points; mais nous n'avons pu résister à la rage de vous envoyer au plus vite notre chevalier, et de vous faire voir qu'à soixante et six ans on a encore du sang dans les veines. Tancrède a été fait comme Zaïre, en trois semaines ; nous en avons des témoins, et, à l'heure où nous faisons cette dépêche, nous attestons le ciel que tout est corrigé à peu près suivant vos divines intentions, que nous avons à moitié devinées, et à moitié suivies.
Nous sentons avec douleur que notre intrigue est fondée sur un billet équivoque, comme celle de Zaïre: nous avouons en cela notre insuffisance et la stérilité de notre imagination ; mais nous réparerons cela par un gros bon sens qui régnera dans toute la pièce. Notre bon sens est très-aidé par les lumières des anges.
Le message porté chez les Maures, pour arriver à Messine, n'était pas sans difficulté ; le balourd qui porte ce billet a aussi son embarras. Ce sont les cordes et les poulies qui font mouvoir la machine : il faut qu'elles aillent juste, j'en conviens ; mais il faut que cette machine soit brillante, pompeuse ; que tout intéresse, que le cœur soit déchiré, que les larmes coulent, qu'un grand et tendre intérêt ne laisse pas aux spectateurs le temps de la réflexion, et qu'ils ne songent aux poulies qu'après avoir essuyé leurs larmes.
Mon Dieu! que je fus aise quand j'appris que le théâtre était purgé de blanc-poudrés, coiffés au rhinocérot et à l'oiseau royal !3
Je riais aux anges en tapissant la scène de boucliers et de gonfanons. Je ne sais quoi de naïf et de vrai dans cette chevalerie me plaisait beaucoup ; et soyez vivement persuadée que, si mes foins étaient faits, la pièce en vaudrait beaucoup mieux.
M. le conseiller de grand'chambre d'Espagnac me glace encore l'imagination; messieurs les fermiers généraux la tourmentent, mes maçons l'excèdent; il faut que j'arrange une colonnade le matin, et que je rapetasse une scène le soir. Je vois encore que je serai obligé de présenter une incivile requête, par la main des anges, à M. le duc de Choiseul, et que j'abuserai à l'excès de leur bonté.
Au milieu de tout cela, il faut faire imprimer 4 l'Histoire d'une création de deux mille lieues par l'auguste barbare Pierre le Grand, et faire connaître cent peuples inconnus. Mais retournons à Syracuse. Je suppose que mes juges trouveront bon que les biens de Tancrède soient une dot que l'État donne à Orbassan pour son mariage ; ils verront sans doute que cette circonstance le rend plus odieux à Tancrède et à sa maîtresse ; ils seront convaincus qu'il serait inutile de parler de cette donation dans le conseil d'État, si ce n'était pas un des articles du mariage. Il ne faut pas, à la vérité, qu'Orbassan reproche au beau-père de s'y opposer ; mais il n'est peut-être pas mal qu'un autre chevalier fasse ce reproche au beau-père. J'aime assez ces contestations parmi des gens du temps passé, dont la politesse n'était pas la nôtre, et qui avaient plus de casques que de chemises.
Mes juges voient bien qu'à l'égard du billet porté par le balourd, quatre vers au plus suffiront pour graisser cette poulie.
Mes juges sentent que c'est une chose fort délicate de faire demander Aménaïde en mariage par un circoncis; c'est bien assez que quelque brutal de chevalier dise qu'en effet il y a quelque Sarrasin qui a fait du bruit dans la ville, qu'il nomme même ce jeune mahométan, et qu'il fasse tomber sur lui tous les soupçons les plus vraisemblables.
Mes juges verront combien il est aisé à ce soldat, intime ami de Tancrède, de dire, au commencement du troisième acte, qu'il fit un tour à la ville, il y a deux jours, et qu'il y entendit murmurer du mariage d'Orbassan.
Mes juges savent qu'il suffit de quatre vers dans un endroit, et d'une douzaine dans un autre, pour expliquer ce qui n'est pas assez clair, et pour rendre l'intérêt plus touchant. Le commencement du cinquième acte, par exemple, avait besoin d'être retouché, et je crois actuellement la scène du père et de la fille beaucoup plus intéressante; enfin il me paraît qu'on ne m'a prescrit que des choses aisées à faire.
J'avertis humblement que ces mots : ce billet adultéré 5, ne révolteront point quand il n'y aura pas de petits-maîtres sur le théâtre; ce n'est pas que je sois beaucoup attaché à ce mot, et qu'il ne soit très-facile d'en substituer un autre; mais je le crois bon, et je le dis pour la décharge de ma conscience.
Vous avez grande raison, madame, de vous écrier, et de m'accuser de barbarie allobroge, sur Ces beaux nœuds dont nos cœurs étaient joints, Dont on peut accuser ou vanter son courage.
Vous avez le nez fin, et moi aussi; cela ne vaut pas le diable, et cela fut corrigé un quart d'heure après avoir eu l'impertinence de vous l'envoyer.
Je vais sortir du Kamtschatka 6, où je suis à présent, et j'aurai l'honneur de vous envoyer la pièce avant qu'il soit un mois; mais, avant ce temps-là, il se pourrait bien faire que je couchasse par écrit un beau mémoire dans lequel je m'accuserais de l'énorme bêtise de m'être fié à des billets de garantie pour les privilèges de ma terre de Tournay.
M. d'Argental s'étant bien voulu charger des finances du sieur Pesselier 7, il les enverra quand il pourra ; je ne suis pas pressé d'argent. De quoi s'avise Pesselier, de gouverner les finances? A-t-il trouvé quelque chose de mieux que les actions sur les fermes? Cependant, si M. d'Argental a la condescendance de m'envoyer cet écrit, ne peut-il pas le faire contre-signer? Je le mettrai dans les rayons de ma petite bibliothèque destinés aux faiseurs de projets; j'en ai déjà bon nombre.
Dites-moi donc, mes anges, n'avez-vous pas douze mille parmesans au moins par an? Mais aussi n'êtes-vous pas obligés d'avoir une plus grosse maison? Je me flatte que vous avez renoncé entièrement à la grand'chambre 8; c'est un cul-de-sac bien ennuyeux. Et puis, quel bavard que cet avocat général 9!
Mes anges, je suis plus que jamais
votre Suisse V.
1 L'écriture de Mme d'Argental était belle et très-lisible. Il existe un manuscrit de l'Essai sur les Mœurs presque entièrement de sa main.
2 Tancrède, dont la scène est en Sicile. Voir : http://www.monsieurdevoltaire.com/article-tancrede-avertissement-120821636.html
3 Les bancs placés sur l'avant-scène disparurent le 23 avril 1759, jour de la rentrée ou de l'ouverture après Pâques. Le comte de Lauraguais avait donné pour cela trente mille francs . V* écrit rhinocérot conformément à l'usage du temps, les blancs poudrés sont les petits maîtres .
4 Voir la lettre du 29 juin 1759 à d'Argental: http://voltaireathome.hautetfort.com/archive/2010/06/29/le-dieu-des-jansenistes-il-commande-pour-qu-on-n-obeisse-pas.html
et du 30 juin 1759 à Cramer :
5 Voltaire a renoncé à cette expression, qui devait se trouver dans la scène II de l'acte IV de Tancrède. On a : « ce billet plein d'horreur » et « ce billet malheureux »
6 L'Histoire de Russie sous Pierre le Grand, où Voltaire parle du Kamtschatka.
7 L’Idée générale des finances, par Pesselier, est un volume in-folio portant le millésime 1759. http://fr.wikipedia.org/wiki/Charles-%C3%89tienne_Pesselier
8 D'Argental était conseiller à la Grand Chambre du Parlement de Paris, voir lettre du 29 juin 1759 au même .
9 Omer Joly de Fleury.
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Gardons ce secret d'État, et amusons-nous
... Dit en mettant son maillot de bain (protecteur de secret(s) d'Etat) notre président de la raie publique, vacancier pour peu de temps . J'ose espérer qu'il en reviendra meilleur .
A bon entendeur salut !
Julie G***? ou ... ?
« A Marie-Elisabeth de Dompierre de FONTAINE.
16 juin [1759] 1
Si vous êtes à Paris, ma chère nièce, il faut que je vous importune encore pour ma chevalerie 2. J'ai donné congé pour quelque temps à Pierre le Grand en faveur de mes chevaliers. Gardez-vous bien de montrer mon brouillon à qui que ce soit au monde ; ceci est un secret de famille, excepté pour M. de Florian.
Cet ouvrage est-il dans vos mains? est-il chez M. d'Argental?
Je n'en sais rien. Je suis toujours tout stupéfait de ne recevoir aucune nouvelle, depuis plus d'un mois, du nouvel envoyé de Parme. Il s'était chargé d'une négociation avec M. le comte de La Marche, mon seigneur suzerain ; rien n'était plus convenable à un ministre. Je l'ai pressé de ne me point instruire de mes affaires ; mais je ne puis concevoir qu'il ne me parle pas d'une tragédie.
Il faut qu'il ait quelque chose sur le cœur; je vous prie de m'en éclaircir. Il m'aurait autrefois écrit des volumes sur une pièce de théâtre ; je ne conçois rien à son silence. Aimez toujours un peu le vieux Suisse.
V.
Mon Parmesan m'écrit enfin, et m'envoie des volumes d'observations. Vraiment oui, il est bien question de cela ! Pense-t-il que depuis trois semaines je n'aie pas changé la pièce? Gardons ce secret d'État, et amusons-nous. »
1 Copie par Wagnière, datée de 1760, éditée aussi de manière incomplète et inexacte qui corrige l'année et change le jour en 15 ; 16 en effet présente une difficulté, V* ayant la veille accusé réception à d'Argental de l'envoi du « volume des critiques » qu'il mentionne ici en post-sciptum comme lui arrivant « enfin ».
2 Tancrède .
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05/08/2014
on vit et on meurt à merveille de quelle façon qu'on s'y prenne
... et tote quelle coyonerie qui puisse exister , le choix est vaste .
« A Balthazar Espeir de Chazel 1
Aux Délices près de Genève
16 juin 1759
Je ne sais , monsieur, comment le recueil de rêveries ne vous est point parvenu ; c'est un nommé Garrigan, libraire d'Avignon, demeurant place Saint-Didier 2, qui était chargé de vous présenter, ou de vous envoyer tote quelle coyonerie,3 comme ce Garrigan habite en Papimanie 4 et moi en Papefigue 5, vous verrez qu'il se sera fait un scrupule de s'acquitter de sa commission et qu'il aura craint d'être excommunié ; il a pourtant reçu un ordre positif de la part des imprimeurs de Genève nommé Cramer, et cet ordre a été réitéré deux fois ; c'est tout ce que je peux vous en dire au coin de mon feu au mois de juin ; cela est digne du climat maudit de Papefigue ; ce n'est pas ainsi que le beau soleil de Languedoc vous traite ; mais aussi Dieu nous a donné de beaux ombrages et de bon bois pour nous chauffer, et tout bien payé 6 je ne quitterais pas les bords de mon lac Léman pour un autre pays ; je compte surtout pour beaucoup d'âtre le maître absolu dans mes terres ; le roi m'a accordé un beau brevet par lequel il me confirme toutes les franchises dont elle jouissaient sous mes prédécesseurs les Suisses, de sorte qu'excepté le droit de ressort je suis entièrement libre . Cependant si j'avais encore un peu de vigueur je sens que je ferais un petit voyage pour vous voir vous et votre beau pays . Ce serait grand dommage que les Anglais vinssent vous y faire une visite ; on dit que leur méchant compatriote M. le maréchal de Thomond 7 est assez dénaturé pour les en empêcher, et qu'il a eu la malice de rendre toutes les côtes inabordables ; vous boirez en sureté vos vins muscats ; je vous dois vraiment de très humbles remerciements de celui que vous m'avez envoyé ; le maudit Genevois à qui on l'a adressé n'a point voulu les lâcher qu'il n'eût une lettre d'avis, et si cette lettre ne vient point il dit qu'il le boira . Cependant je vais envoyer à Genève, et je lui ferai montrer l'article de votre lettre où vous dites que ce vin change de couleur dans les chaleurs , je vous jure qu'il n'y a rien à craindre . M. Fize 8 a raison de vous défendre le café, vous avez le sang languedochien 9, le feu prendrait aux poudres . Pour moi je n'ai le sang que parisien ; il faut que chacun se conduise selon son tempérament ; on vit et on meurt à merveille de quelle façon qu'on s'y prenne . Il y a quarante ans qu'on me dit que je n'ai pas quatre jours à vivre . Adieu mon cher et ancien camarade, tant que je vivrai je boirai du café et je vous aimerai .
Votre très humble et obéissant serviteur
Le Suisse V.
Aux Délices 16 juin »
1 On retrouvera ce correspondant à qui V* s'adressera le 27 mars1762 à propos de l'affaire Calas ; voir page 34 : http://c18.net/18img/cv11-specimen.pdf
2 Voir : http://bibliomab.wordpress.com/2013/04/02/jacques-garrigan-un-imprimeur-libraire-de-contrefacons-a-avignon/
3 Toutes ces couillonneries .
6 V* a dû dicter sans doute « tout bien pesé » et le secrétaire a pu être influencé par le mot pays qui suit .
7 Charles O'Brien , sixième comte de Clare promu un an auparavant au grade de maréchal ; « Thomond » est un autre nom donné à celui-ci , Français descendant d'une famille irlandaise . Voir : http://fr.wikipedia.org/wiki/Charles_O%27Brien_de_Thomond
8 Antoine Fizes, médecin de Montpellier ,http://www.biusante.parisdescartes.fr/sfhm/hsm/HSMx1974x008x001/HSMx1974x008x001x0055.pdf
9 On a déjà rencontré cette graphie qui revient ainsi qu'on peut le voir dans le manuscrit du Pot pourri .
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