15/06/2019
Tout ce qui est contre la vraisemblance doit au moins inspirer des doutes, mais l'impossible ne doit jamais être écrit
... Ni même dit ?

« A la « Gazette littéraire de l'Europe » 1
[mai 1764]
Vous avez dit, messieurs, en rendant compte de l'ouvrage de M. Hooke 2, que l'histoire romaine est encore à faire parmi nous, et rien n'est plus vrai . Il était pardonnable aux historiens romains d'illustrer les premiers temps de la république par des fables qu'il n'est plus permis de transcrire que de les réfuter . Tout ce qui est contre la vraisemblance doit au moins inspirer des doutes, mais l'impossible ne doit jamais être écrit .
On commence par nous dire que Romulus ayant rassemblé trois mille trois cents bandits , bâtit le bourg de Rome de mille pas en carré : or mille pas en carré suffiraient à peine pour deux métairies ; comment trois mille trois cents hommes auraient-ils pu habiter ce bourg ?
Quels étaient les prétendus rois de ce ramas de quelques brigands ? n'étaient-ils pas visiblement des chefs de voleurs qui partageaient un gouvernement tumultueux avec une petite horde féroce et indisciplinée ?
Ne doit-on pas, quand on compile l'histoire ancienne, faire sentir l'énorme différence de ces capitaines de bandits avec de véritables rois d'une nation puissante ?
Il est avéré par l'aveu des écrivains romains que pendant près de quatre cents ans l’État romain n'eut pas plus de dix lieues en longueur et autant en largeur . L’État de Gênes est beaucoup plus considérable aujourd'hui que la république romaine ne l'était alors .
Ce ne fut que vers l'an 360 que Véies fut prise après une espèce de siège ou de blocus qui avait duré dix années . Véies était auprès de l'endroit où est aujourd'hui Civita-Vecchia 3, à cinq ou six lieues de Rome ; et le terrain autour de Rome, capitale de l'Europe, a toujours été si stérile que le peuple voulut quitter sa patrie pour aller s’établir à Véies .
Aucune de ses guerres, jusqu'à celle de Pyrrhus, ne mériterait de place dans l’histoire si elles n’avaient été le prélude de ses grandes conquêtes . Tous ces évènements jusqu'aux temps de Pyrrhus sont pour la plupart si petits et si obscurs qu'il fallut les relever par des prodiges incroyables ou par des faits destitués de vraisemblance, depuis l'aventure de la louve qui nourrit Romulus et Rémus, et depuis celles de Lucrèce, de Clélie, de Currius, jusqu'à la prétendue lettre du médecin de Pyrrhus qui proposa, dit-on, aux Romains d'empoisonner son maître, moyennant une récompense proportionnée à ce service . Quelle récompense pouvaient lui donner les Romains qui n'avaient alors ni or, ni argent ; et comment soupçonne-t-on un médecin grec d'être assez imbécile pour écrire une telle lettre ?
Tous nos compilateurs recueillent ces contes sans le moindre examen ; tous sont copistes, aucun n'est philosophe . On les voit tous honorer du nom de vertueux des hommes qui au fond n'ont jamais été que des brigands courageux ; ils nous répètent que la vertu romaine fut enfin corrompue par les richesses et par le luxe, comme s'il y avait de la vertu à piller les nations, et comme s'il n'y avait de vice qu'à jouir de ce qu'on a volé . Si on a voulu faire un traité de morale au lieu d'une histoire, on a dû inspirer encore plus d'horreur pour les déprédations des Romains que pour l'usage qu'ils firent des trésors ravis à tant de nations qu'ils dépouillèrent l'une après l'autre .
Nos historiens modernes de ces temps reculés auraient dû discerner au moins les temps dont ils parlent ; il ne faut pas traiter le combat peu vraisemblable des Horaces et des Curiaces, l’aventure romanesque de Lucrèce, celle de Clélie, celle de Currius, comme les batailles de Pharsale et d'Actium . Il est essentiel de distinguer le siècle de Cicéron de ceux où les Romains ne savaient ni lire, ni écrire et ne comptaient les années que par des clous fichés dans le Capitole . En un mot, toutes les histoires romaines que nous avons dans les langues modernes n'ont point encore satisfait les lecteurs .
Personne n'a encore recherché avec succès ce qu'était un peuple attaché scrupuleusement aux superstitions et qui ne sut jamais régler le temps de ses fêtes, qui ne sut même pendant près de cinq cents ans ce qu’était qu'un cadran au soleil ; un peuple dont le Sénat se piqua quelquefois d'humanité , et dont ce même Sénat immola aux dieux deux Grecs et deux Gauloises pour expier la galanterie d'une de ses vestales ; un peuple toujours exposé aux blessures et qui n'eut au bout de cinq siècles qu'un seul médecin, qui était à la fois chirurgien et apothicaire .
Le seul art de ce peuple fut la guerre pendant six cent années ; et comme il était toujours armé, il vainquit tour à tour les nations qui n’étaient pas continuellement sous les armes .
L'auteur du petit volume sur la grandeur et la décadence des Romains 4 nous en apprend plus que les énormes livres des historiens modernes ; il eût seul été digne de faire cette histoire s'il eût pu résister surtout à l'esprit de système et au plaisir de donner souvent des pensées ingénieuses pour des raisons .
Un des défauts qui rendent la lecture des nouvelles histoires romaines peu supportable, c'est que les auteurs veulent entrer dans les détails comme Tite-Live . Ils ne songent pas que Tite-Live écrivait pour sa nation à qui ces détails étaient précieux . C'est bien mal connaître les hommes d'imaginer que les Français s’intéresseront aux marches et aux contremarches d'un consul qui fait la guerre aux Samnites et aux Volsques, comme nous nous intéressons à la bataille d'Ivry et au passage du Rhin à la nage .
Toute histoire ancienne doit être écrite différemment de la nôtre, et c'est à ces convenances que les auteurs des histoires anciennes ont manqué . Ils répètent et ils allongent des harangues qui ne furent jamais prononcées, plus soigneux de faire parade d'une éloquence déplacée que de discuter des vérités utiles . Les exagérations souvent puériles, les fausses évaluations des monnaies de l'Antiquité et de la richesse des États, induisent en erreur les ignorants et font peine aux hommes instruits . On imprime de nos jours qu'Archimède lançait des traits à quelque distance que ce fût , qu'il élevait une galère du milieu de l'eau et la transportait sur le rivage en remuant le bout du doigt, qu'il en coûtait six cent mille écus pour nettoyer les égouts de Rome, etc.
Les histoires plus anciennes sont encore écrites avec moins d'attention . La saine critique y est plus négligée ; le merveilleux, l'incroyable, y domine ; il semble qu'on ait écrit pour des enfants plus que pour des hommes ; le siècle éclairé où nous vivons exige dans les auteurs une raison plus cultivée . »
2 Compte-rendu de l'ouvrage de Nathaniel Hooke : The Roman history from the building of Rome to the ruin of the commonwealth, 1757-1771, dans la Gazette littéraire de l'Europe du 28 mars 1764 . Voir : https://fr.wikipedia.org/wiki/Nathaniel_Hooke
3 V* commet ici un légère erreur ; le site actuellement abandonné de Véies est environ à 15 km au nord-ouest de Rome, tandis que Civita-Vecchia est à une cinquantaine de kilomètres, sur l’emplacement de l'ancienne Centum Cellae . Voir : https://fr.wikipedia.org/wiki/V%C3%A9ies
4Montesquieu, bien entendu . Voir : https://fr.wikipedia.org/wiki/Consid%C3%A9rations_sur_les_causes_de_la_grandeur_des_Romains_et_de_leur_d%C3%A9cadence
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14/06/2019
Ils me paraissent un peu fous, ces messieurs de Paris
...
Fluctuat et mergitur
« A Gabriel Cramer
[mai 1764]
Ils me paraissent un peu fous, ces messieurs de Paris ; il faut les laisser faire et aller son train vous dis-je .
L'aventure de Malapert est un peu folle aussi ; les esprits me paraissent échauffés de part et d'autre, et je tiens que Perrin Dandin avait grande raison d'attendre pour accommoder les gens que leur colère fût passée 1. Je ne vois rien encore de bien décidé sur la maladie de Mme de Florian qui est bien plus intéressante qu’une querelle d'ivrognes .
Votre premier garçon attend pour se consoler, l'apostrophe et la feuille entière . Ce petit morceau doit être bien agréable à l'université . Il vous envoie le tome de Corneille qui est probablement celui que M. de Tournes demande . »
1 Dans Les Plaideurs de Racine .
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13/06/2019
je crois rendre service à mon prochain, quand je fais croître quatre brins d’herbe sur un terrain qui n’en portait que deux. J’ai bâti des maisons, planté des arbres, marié des filles , l’ange exterminateur n’a rien à me dire
...

Ange ou diable, va voir ailleurs si j'y suis !
« A Élie Bertrand , Premier pasteur de l’Église
française, membre de plusieurs académies etc.
à Berne
Aux Délices 15è mai 1764
Iliacos intra muros peccatur et extra.1
Mais, mon cher philosophe, Berne aura la gloire de tout pacifier ; il lui suffira de dire : Quos ego ?2 On ne connaît pas trop ici les fadaises de Guillaume Vadé ; ce sont des joujoux faits pour amuser des Français, et dont les têtes solides de la Suisse ne s’accommoderaient guère. Cependant, s’il y a ici quelques exemplaires, je ne manquerais pas de vous en faire avoir un. J’aimerais bien mieux être chargé par l’Électeur Palatin de vous présenter quelque chose de plus essentiel.
Je vous suis infiniment obligé de la bonté que vous avez eue de m’envoyer les irrigations 3. Je vous supplie de présenter mes très humbles remerciements à monsieur votre frère ; nous lui devrons, mes vaches et moi, de grandes actions de grâces. Nous ne sommes pas, dans notre pays de Gex, de si bons cultivateurs que les Bernois , mais je fais ce que je peux pour les imiter, et je crois rendre service à mon prochain, quand je fais croître quatre brins d’herbe sur un terrain qui n’en portait que deux 4. J’ai bâti des maisons, planté des arbres, marié des filles , l’ange exterminateur n’a rien à me dire, et je passerai hardiment sur le pont aigu 5. En attendant, je vous aimerai bien véritablement, mon cher philosophe, tant que je végéterai dans ce monde. »
1 On commet des fautes à l'intérieur des murs d'Ilion, comme à l'extérieur ; Horace, Épîtres, I, II, 16 .
2 Je les … , ces mots sont une exclamation interrompue ; Virgile, Enéide, I, 135 .
3 Jean Bertrand , De l'eau relativement à l'économie rustique, ou Traité de l'irrigation des prés, 1764 : https://books.google.fr/books?id=gy7LX6HPl00C&printsec=frontcover&hl=fr&source=gbs_ge_summary_r&cad=0#v=onepage&q&f=false
4 Rappel des Voyages de Gulliver, de Swift ( Voyage à Brobdingnag, VII : http://www.cosmovisions.com/Swift-Gulliver-Brobdingnag-7.... )
5 V* cite ce qu'il croit être une ancienne œuvre indienne et qui n'est en fait qu'apocryphe ; voir lettre du 1er octobre 1761 à Jacob Vernes : http://voltaireathome.hautetfort.com/archive/2016/09/17/vous-seriez-bien-etonne-de-trouver-dans-ce-manuscrit-quelque-5849201.html ) et la note de Beuchot reproduite dans La Défense de mon oncle, chap. XIII, « De l'Inde et du Veidam » : https://fr.wikisource.org/wiki/La_D%C3%A9fense_de_mon_oncle/%C3%89dition_Garnier/Chapitre_13
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12/06/2019
Je ne sais rien, je ne vois le monde que par un trou, de fort loin, et avec de très mauvaises lunettes. Je cultive mon jardin comme Candide ; mais je ne suis point de son avis sur le meilleur des mondes possibles
...

Mais je n'en pense pas moins !
« A Charles-Augustin Ferriol, comte d'Argental
et à
Jeanne-Grâce Bosc du Bouchet, comtesse d'Argental
14 mai 1764 aux Délices
Voici, mes divins anges, un petit chiffon pour vous amuser, et pour entrer dans la Gazette littéraire. Je n’ai rien d’Italie ni d’Espagne. Si M. le duc de Praslin veut m’autoriser à écrire au secrétaire de votre ambassadeur à Madrid, et au ministre de Florence, j’aurai bien plus aisément, et plus vite, et à moins de frais, tous les livres de ce pays-là, qui pourront m’être envoyés en droiture. Je ne crois pas qu’après la belle lettre de Gabriel Cramer, que je vous ai envoyée, il s’empresse beaucoup de me servir. Il est évident que c’est Cromelin qui a fait cette tracasserie, uniquement pour le plaisir de la faire. Il aura trouvé surtout que j’ai manqué de respect à la majesté des citoyens de Genève. Vous me feriez un très grand plaisir de me renvoyer la lettre 1 dans laquelle je me plaignais assez justement d’avoir vu mon pauvre nom joint au nom illustre de Guillaume Vadé. Je voudrais voir si je suis en effet aussi coupable qu’on le prétend.
Tout le monde s’adresse à moi pour avoir des Corneille. Les souscripteurs qui n’avaient point payé la moitié de la souscription n’ont point eu le livre. Tout ce que je sais, c’est que ni madame Denis, ni madame Dupuits, ni moi, n’en avons encore. Lorsque je commençai cette entreprise, les deux frères Cramer, qui étaient alors tous deux libraires, offrirent de se charger de tout l’ouvrage en donnant quarante mille francs à mademoiselle Corneille. On en a tiré enfin environ cinquante-deux mille livres, dont douze pour le père et quarante mille livres de net pour la fille. De ces 40 000 livres il y en a eu environ 30 000 de payées, lesquelles trente ont composé la dot de la sœur de M. Dupuits. Le reste n’est payable qu’au mois d’août ou de septembre.
Je m’imagine que vous avez reçu tout ce qui concerne la conspiration ; ainsi il ne tiendra qu’à vous de mettre le feu aux poudres quand il vous plaira, comme disait le cardinal Albéroni. Pour moi, mes anges, je me sens dans l’impossibilité totale de travailler davantage à ce drame 2. Mes Roués ne feront jamais verser de larmes, et c’est ce qui me dégoûte . J’aime à faire pleurer mon monde ; mais du moins les roués attacheront, s’ils n’attendrissent pas. Je vous demande en grâce qu’on n’y change rien, qu’on donne la pièce telle qu’elle est. Jouissez du plaisir de cette mascarade, sans que les comédiens me donnent l’insupportable dégoût de mutiler ma besogne. Les malheureux jouent Régulus 3 sans y rien changer, et ils défigurent tout ce que je leur donne. Je ne conçois pas cette fureur : elle m’humilie, me désespère, et me fait faire trop de mauvais sang.
J’avais une grâce à demander à Mme la duchesse de Gramont, mais je ne sais si je dois prendre cette liberté. Je ne sais rien, je ne vois le monde que par un trou, de fort loin, et avec de très mauvaises lunettes. Je cultive mon jardin comme Candide ; mais je ne suis point de son avis sur le meilleur des mondes possibles ; je crois seulement avec fermeté que vous êtes de tous les anges les plus aimables et les plus remplis de bonté pour moi , aussi ma dévotion pour vous est sans bornes. »
1 Celle du 18 avril 1764 : http://voltaireathome.hautetfort.com/archive/2019/05/17/ma-destinee-est-d-etre-ecrase-persecute-vilipende-bafoue-et-d-en-rire.html
2 Le Triumvirat .
3 L'ennuyeux Régulus de Nicolas Pradon , 1688, fut joué jusqu'en 1728 . Voir : http://www.theatre-classique.fr/pages/programmes/edition.php?t=../documents/PRADON_REGULUS.xml
18:14 | Lien permanent | Commentaires (0)
Je vous jure que si je le pouvais, si j’étais libre et garçon, je ferais un voyage exprès pour vous voir
... Also sprach Mme Denis au XVIIIè siècle !
Situation qui semble invraisemblable de nos jours , et pourtant ! Au XXIè siècle, être fille/femme dans une grand part du monde est encore servage assuré, infantilisation inepte, dépendance injustifiable à l'homme, au nom de la tradition née de la religion née de la trouille d'un au-delà hypothétique né de l'ignorance crasse de bipèdes mâles insensés . Jusqu'à quand va-t-on voir cela ? ça n'a que trop duré !
Religion, que d'horreurs tu permets !
« A Pierre-Robert Le Cornier de Cideville, Ancien conseiller
du Parlement de Rouen
rue Saint-Pierre
à Paris
Et s'il n'y est pas
renvoyez à sa terre de
Launay par Rouen
10è mai 1764 aux Délices 1
Que vous êtes heureux, mon ancien ami, d’avoir conservé vos yeux, et d’écrire toujours de cette jolie écriture que vous aviez il y a plus de cinquante ans ! Votre plume est comme votre style, et pour moi je n’ai plus ni style, ni plume.
Madame Denis vous écrit de sa main , je ne puis en faire autant. Il est vrai que l’hiver passé je faisais des contes, mais je les dictais, et actuellement je peux à peine écrire une lettre. Je suis d’une faiblesse extrême, quoi qu’en dise M. Tronchin ; et mon âme, que j’appelle Lisette, est très mal à son aise dans mon corps cacochyme. Je dis quelquefois à Lisette , allons donc, soyez donc gaie comme la Lisette de mon ami ; elle répond qu’elle n’en peut rien faire, et qu’il faut que le corps soit à son aise pour qu’elle y soit aussi. Fi donc ! Lisette , lui dis-je ; si vous me tenez de ces discours-là, on vous croira matérielle. Ce n’est pas ma faute, a répondu Lisette ; j’avoue ma misère, et je ne me vante point d’être ce que je ne suis pas.
J’ai souvent de ces conversations-là avec Lisette, et je voudrais bien que mon ancien ami fût en tiers ; mais il est à cent lieues de moi, ou à Paris, ou à Launay, avec sa sage Lisette . Il partage son temps entre les plaisirs de la ville et ceux de la campagne. Je ne peux en faire autant . Il faut que j’achève mes jours auprès de mon lac, dans la famille que je me suis faite. Madame Denis, maîtresse de la maison, me tient lieu de femme ; Mlle Corneille, devenue madame Dupuits, est ma fille ; ce Dupuits a une sœur que j’ai mariée aussi, et quoique je sois à la tête d’une grosse maison, je n’ai point du tout l’air respectable.
J’ai été fort affligé de la mort de Mme de Pompadour ; je lui avais obligation ; je la pleure par reconnaissance. Il est bien ridicule qu’un vieux barbouilleur de papier, qui peut à peine marcher, vive encore, et qu’une belle femme meure à quarante ans, au milieu de la plus belle carrière du monde. Peut-être, si elle avait goûté le repos dont je jouis, elle vivrait encore.
Vous vivrez cent ans, mon ami, parce que vous allez de Paris à Launay et de Launay à Paris, sans soins et sans inquiétudes. Ce qui pourra me conserver, c’est le petit plaisir que j’ai de désespérer le marquis de Lézeau. Il est tout étonné de ne m’avoir pas enterré au bout de dix mois. Je lui joue, depuis plus de trente ans, un tour abominable 2. On dit que nous avons un contrôleur-général qui ne pense pas comme lui, et qui veut que tout le monde soit payé.
Bonsoir, mon ancien ami ; soyez heureux aux champs et à la ville, et aimez-moi. »
1Cideville a écrit à V* le 17 avril 1764, commentant longuement Olympie qu’il avait vue « six ou sept fois » ; voir aussi une lettre de Mme Denis à Cideville du 29 mars 1764 : « […] Le mariage de notre petite Corneille réussit à merveille . Son mari l'aime à la folie, ils sont tous deux d'un caractère charmant . J'avais pris aussi une jeune personne sœur de M. Dupuits, qui va avoir dix-sept ans, très jolie et très bon enfant . Je viens de la marier à un maître des comptes de Dole en Franche-Comté ; c'est un homme aimable d'une très jolie figure et qui a du bien . La demoiselle a pour toute fortune dix mille écus, n'ayant plus ni père ni mère . Notre marié se nomme M. de Vaux . Il est arrivé ici il y a quinze jours . Toutes les informations de part et d'autres étaient faites ; un ami commun que j'avais chargé de faire ce mariage l'accompagnait . Bref ils arrivèrent le mercredi, nous avons fait le mariage le mercredi suivant , et nous sommes toujours en noces, tout le pays venant nous faire des compliments . Les nouveaux mariés restent avec nous jusqu'au mois de mai, et puis je leur donnerai ma bénédiction et je crois qu'ils seront très heureux . Voilà mon cher ce qui fait que je n'ai pu vous répondre sur-le-champ . J'ai eu depuis quinze jours un embarras inexprimable, n'ayant pas le temps de respirer . Mon oncle prétend que tous ces mariages le rajeunissent . C'est un grand plaisir que de faire des heureux . Il se porte assez bien , et attend le beau temps avec une impatience extrême . La promenade lui est absolument nécessaire . Êtes-vous content d'Olympie ? Les acteurs jouent-ils bien ? Le spectacle doit en être beau, nous l'avons essayé l'année passée sur notre petit théâtre, elle fit un grand effet . Êtes-vous contente [sic] de Mlle Clairon ? Mlle Dumesnil rend-elle bien Statira ? C’est un beau rôle et celui que j'avais choisi, ne me trouvant pas assez jeune pour rendre celui d’Olympie . Ne serez-vous jamais tenté de voir notre petit théâtre ? Soyez sûr qu'un voyage vous ferait du bien . Thieriot m'avait promis qu'il vous déterminerait . Venez passer un été avec nous . Par Lyon, le chemin est superbe actuellement . Le changement d'air, l'exercice, le plaisir que vous feriez à votre bonne amie, tout concourrait à vous donner de la santé . Croyez qu'on ne cause point à son aise par écrit . Je vous jure que si je le pouvais, si j’étais libre et garçon, je ferais un voyage exprès pour vous voir . Mais je ne peux quitter mon oncle, qui, quoique d'une santé encore assez passable, devient très délicat . Je suis sûre qu'il serait enchanté de vous voir, et si je n'en avais pas les preuves l[es] plus convaincues, je ne vous presserais pas . Vous serez content de ma petite Corneille et de son mari . Ce sont les meilleures petites bonnes gens du monde .[…] Mon oncle qui a toujours répandu des grâces dans la société est plus aimable que jamais, l'âge […] le rendant bien plus doux qu'il n'était autrefois . Savez-vous que nous avons aussi un ex-jésuite, car il n'en est plus d'autre . Nous en avons fait nôtre aumônier . C'est une espèce d'imbécile qui n'y a jamais entendu finesse, et qui a cependant quelque connaissance . Il a régenté vingt ans à Dijon, mais ce que j'en aime le mieux c'est qu'il est grand joueur d'échecs et amuse beaucoup mon oncle . Adieu mon cher ami […] . »
2 Depuis 1733 Lezeau lui verse une rente viagère .
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11/06/2019
on est entouré alors d’hypocrites qui vous obsèdent pour vous faire penser comme ils ne pensent point, ou d’imbéciles qui veulent que vous soyez aussi sot qu’eux ; tout cela est bien dégoûtant
... En un mot des cons .
De ce fait jamais je ne me syndiquerai, ni ne m'encarterai dans quelque parti politique qui soit , riches en ces espèces .
Je préfère rire avec Juliette : https://www.youtube.com/watch?v=5oei50UsSW4
Et m'émouvoir aussi : https://www.youtube.com/watch?v=xgMNT8Dv3lI
« A Marie de Vichy de Chamrond, marquise du Deffand
Aux Délices 9è mai 1764
C’est moi, madame, qui vous demande pardon de n’avoir pas eu l’honneur de vous écrire, et ce n’est pas à vous, s’il vous plaît, à me dire que vous n’avez pas eu l’honneur de m’écrire ; voilà un plaisant honneur . Vraiment il s’agit entre nous de choses plus sérieuses, attendu notre état, notre âge, et notre façon de penser. Je ne connais que Judas dont on ait dit qu’il eût mieux valu pour lui de n’être pas né 1, et encore est-ce l’Évangile qui le dit . Mécène 2 et La Fontaine ont dit tout le contraire :
Mieux vaut souffrir que mourir,
C’est la devise des hommes.3
Je conviens avec vous que la vie est très courte et assez malheureuse ; mais il faut que je vous dise que j’ai chez moi un parent de vingt-trois ans 4, beau, bien fait, vigoureux ; et voici ce qui lui est arrivé .
Il tombe un jour de cheval à la chasse, il se meurtrit un peu la cuisse, on lui fait une petite incision, et le voilà paralytique pour le reste de ses jours, non pas paralytique d’une partie de son corps, mais paralytique à ne pouvoir se servir d’aucun de ses membres, à ne pouvoir soulever sa tête, avec la certitude entière de ne pouvoir jamais avoir le moindre soulagement : il s’est accoutumé à son état, et il aime la vie comme un fou.
Ce n’est pas que le néant n’ait du bon ; mais je crois qu’il est impossible d’aimer véritablement le néant, malgré ses bonnes qualités.
Quant à la mort, raisonnons un peu, je vous prie : il est très certain qu’on ne la sent point ; ce n’est point un moment douloureux ; elle ressemble au sommeil comme deux gouttes d’eau ; ce n’est que l’idée qu’on ne se réveillera plus qui fait de la peine , c’est l’appareil de la mort qui est horrible, c’est la barbarie de l’extrême-onction, c’est la cruauté qu’on a de nous avertir que tout est fini pour nous. A quoi bon venir nous prononcer notre sentence ? Elle s’exécutera bien sans que le notaire et les prêtres s’en mêlent. Il faut avoir fait ses dispositions de bonne heure, et ensuite n’y plus penser du tout . On dit quelquefois d’un homme , il est mort comme un chien , mais vraiment un chien est très heureux de mourir sans tout cet attirail dont on persécute le dernier moment de notre vie. Si on avait un peu de charité pour nous, on nous laisserait mourir sans nous en rien dire.
Ce qu’il y a de pis encore, c’est qu’on est entouré alors d’hypocrites qui vous obsèdent pour vous faire penser comme ils ne pensent point, ou d’imbéciles qui veulent que vous soyez aussi sot qu’eux ; tout cela est bien dégoûtant. Le seul plaisir de la vie, à Genève, c’est qu’on peut y mourir comme on veut . Beaucoup d’honnêtes gens n’appellent point de prêtres. On se tue, si on veut, sans que personne y trouve à redire, ou l’on attend le moment sans que personne vous importune.
Mme de Pompadour a eu toutes les horreurs de l’appareil, et celle de la certitude de se voir condamnée à quitter la plus agréable situation où une femme puisse être.
Je ne savais pas, madame, que vous fussiez en liaison avec elle 5; mais je devine que Mme de Mirepoix 6 avait contribué à vous en faire une amie ; ainsi vous avez fait une très grande perte, car elle aimait à rendre service. Je crois qu’elle sera regrettée, excepté de ceux à qui elle a été obligée de faire du mal , parce qu’ils voulaient lui en faire 7. Elle était philosophe , je me flatte que votre ami , qui a été malade 8, est philosophe aussi ; il a trop d’esprit, trop de raison, pour ne pas mépriser ce qui est très méprisable. S’il m’en croit, il vivra pour vous et pour lui, sans se donner tant de peines pour d’autres ; je veux qu’il pousse sa carrière aussi loin que Fontenelle, et que dans son agréable vie il soit toujours occupé des consolations de la vôtre.
Vous vous amusez donc, madame, des commentaires sur Corneille. Vous vous faites lire sans doute le texte, sans quoi les notes vous ennuieraient beaucoup. On me reproche d’avoir été trop sévère ; mais j’ai voulu être utile, et j’ai été souvent très discret. Le nombre prodigieux de fautes contre la langue, contre la netteté des idées et des expressions, contre les convenances, enfin contre l’intérêt, m’a si fort épouvanté, que je n’ai pas dit la moitié de ce que j’aurais pu dire. Ce travail est fort ingrat et fort désagréable, mais il a servi à marier deux filles 9 , ce qui n’était arrivé à aucun commentateur, et ce qui n’arrivera plus.
Adieu, madame ; supportons la vie, qui n’est pas grand-chose ; ne craignons pas la mort, qui n’est rien du tout ; et soyez bien persuadée que mon seul chagrin est de ne pouvoir m’entretenir avec vous, et vous assurer, dans votre couvent 10, de mon très tendre et très sincère respect, et de mon inviolable attachement. »
1 Évangile selon Marc : , XIV, 21 : https://www.aelf.org/bible/Mc/14
Mme du Deffand a écrit le 2 mai 1764 : « […] il n'y a à le bien prendre qu'un seul malheur dans la vie, qui est celui d'être né . Il n'y a aucun état tel qu'il puise être qui me paraisse préférable au néant […] malgré tous [les] avantages, il vaudrait mieux n'être pas né, par la raison qu'il faut mourir, qu'on en a la certitude, et que la nature y répugne si fort que tous les hommes sont comme le bûcheron .»
2 D'après Sénèque, Epistolae, CI, 2 :http://remacle.org/bloodwolf/philosophes/seneque/lucilius3.htm#CI
3 La Fontaine, I, XVI, 19-20 : La mort et le bûcheron, qui s'appuie sur l'autorité du précédent : « Mécène était galant homme. » ; Voir : https://poesie.webnet.fr/lesgrandsclassiques/Poemes/jean_de_la_fontaine/la_mort_et_le_bucheron
4 Un de ses neveux Daumard .
5Walpole a noté sur la copie Wyart de cette lettre : « Elle ne l'était point ; mais elle s’intéressait fort à M. de Choiseul ». Effectivement, Mme Du Deffand craignait que la mort de Mme de Pompadour ne compromît la position de Choiseul .
6 Seule l'initiale du nom apparaît dans les éditions . Anne-Marguerite-Gabrielle de Beauveau-Craon, duchesse de Mirepoix, la « petite maréchale » était l'amie intime des deux femmes ; mais Mme Du Deffand n'en était pas devenue pour autant l'intime ou l'amie de Mme de Pompadour, ainsi qu'elle le fera remarquer elle-même en répondant à V*.
7 Les jésuites .
8 Le président Hénault .
9 Mlle Marie-Françoise Corneille et sa belle-sœur Dupuits .
10 La communauté de Saint-Joseph .
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10/06/2019
qui se trouve le cul par terre entre trois selles
... Eh bien ! une foultitude de maires qui larguent les amarres de leurs partis d'origine pour se rallier en hâte à LREM, astuce qui leur permettrait de n'avoir pas de candidat de ce parti en face d'eux . Grand bien leur fasse . Rendez-vous l'an prochain .

« Au colonel David-Louis Constant de Rebecque, seigneur d'Hermenches etc.
à Paris
9è mai 1764 aux Délices
Vous me trouverez, mon cher monsieur, plus de vérité que de vanité . Je suis obligé de vous avouer que dans le moment présent je vous servirais très mal en écrivant à la personne à laquelle vous voulez que j'écrive 1. Je me trouve dans des circonstances qui doivent me faire garder le silence pendant quelque temps ; tous les moments ne sont pas également favorables . Je serai à vos ordres assurément toute ma vie ; mais actuellement je les exécuterais fort mal . Gardez-vous de vous accrocher à un roseau cassé, lorsque vous avez de si bons appuis. Je vous avoue ma misère, je n'en rougis point, mais j'en suis très fâché . Tout va de travers pour moi depuis quelques jours, je m'enveloppe dans ma petite philosophie, mais je vous suis cent fois plus attaché que je ne suis philosophe . Ma nièce partage tous mes sentiments pour vous . Conservez vos bonté au vieux Français moitié suisse, moitié genevois, qui se trouve le cul par terre entre trois selles . »
1 Constant de Rebecque a écrit le 2 mai 1764 à V*, de paris, pour lui demander une seconde lettre de recommandation pour la duchesse de Gramont, plus détaillée que la précédente ; voir lettre du 22 avril à celle-ci : http://voltaireathome.hautetfort.com/archive/2019/05/20/je-me-crois-bien-autorise-aujourd-hui-a-profiter-de-cette-permission-que-vo.html
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