02/06/2019
nos coutumes ne prévoient guère, et je ne sais s'il y a quelque chose dans le monde de plus imparfait que nos lois
... Que tous ceux qui tiennent la coutume pour règle juste et absolue marchent de concert avec ceux qui trouvent que nos lois sont toutes magnifiques et applicables absolument . Législateurs et traditionalistes ont parfois/souvent/toujours un esprit bancal , les uns tenant mordicus au passé , les autres tenant le mors aux dents à ce qu'ils croient bien pour l'avenir , jusqu'à ce que la réalité les mette en face de leurs "coïonneries" . Et savez-vous bien ce qu'il advient ? ils persistent toujours/souvent/parfois .

Big brother is watching you !
« A Claude-Philippe Fyot de La Marche
Aux Délices, 4 mai 1764
Mon illustre magistrat, digne d'un meilleur siècle, vous êtes digne aussi d'avoir des amis moins paresseux que moi, ou plutôt des amis moins privés de la douceur de la société . Il y a deux mois que je me trouve absolument incapable d'écrire et de me remuer . J’ai été obligé de me transporter aux Délices auprès de M. Tronchin, quoique je sache très bien que les voyages au temple d'Épidaure ne rendent pas la santé . Je ne parle à mon médecin que par condescendance pour ma famille . Il faudrait que je fusse fou pour imaginer qu'un homme peut guérir la vieillesse et la faiblesse d'un autre homme, et encore plus fou de ne pas me soumettre de bonne grâce à la destinée . Ma carrière finit, la vôtre sera plus longue, parce que vous êtes né avec de meilleures organes comme avec un meilleur esprit . Vous êtes un vigoureux Bourguignon, et moi un faible Parisien .
Je vous loue aussi de faire des chansons ; il est vrai qu'elles ne sont ni bachiques, ni grivoises ; mais elles sont pleines d'agrément, et je crois que Cicéron en aurait fait de pareilles en mariant son neveu, car quoi qu’en dise Juvénal 1, Cicéron votre devancier faisait fort bien les vers, et il était réellement le meilleur poète de son temps après Lucrèce ; c'est de tous les poètes romains celui que j'aime le mieux avec ses défauts .
S'il y avait quelqu'un parmi nous que j'osasse comparer, quoique de très loin, à ce grand homme, ce serait le chancelier de L'Hospital . On vient d'imprimer sa vie 2; je ne sais si en on fera autant pour notre chancelier d'aujourd'hui !3 Nous sommes bien médiocres en tout genre . Ne rougissez-vous pas quelquefois de la décadence où vous voyez notre nation ? Nous avons eu un bon moment sous Louis XIV ; mais nous n'avons aujourd'hui que l’opéra-comique et Mlle Duchapt .
On dit que M. d'Etiole le Normand fait un beau procès à la mémoire de madame sa femme 4, et prétend hériter d'elle en vertu d'une donation réciproque de tous leurs biens stipulée dans leur contrat de mariage . La plate éloquence de nos avocats aura là un beau champ de bataille ; on verra si une séparation l'emporte sur une donation ; c’est un cas que la coutume de Paris n'a point prévu, car nos coutumes ne prévoient guère, et je ne sais s'il y a quelque chose dans le monde de plus imparfait que nos lois .
Au reste savez-vous que Mme de Pompadour est morte en philosophe 5, sans aucun préjugé, sans aucun trouble, pendant que tant de vieux barbons meurent comme des sots .
Adieu, mon respectable magistrat, conservez-moi un peu d'amitié pour le peu de temps que j'ai à végéter dans ma petite retraite . Que ne puis-je être dans la vôtre ! Que ne puis-je vous entendre, raisonner avec vous, et vous renouveler mon tendre dévouement .
V. »
1 Juvénal, Satires, X, 114-124 . ce jugement de V* est assez étonnant même si l'on présume qu'il ait fait de Carulle un poète de la génération postérieure à celle de Cicéron ; voir pourtant la préface de Rome sauvée où V* vante l' « éloquence » de Cicéron .
2 Voir lettre du 29 mars 1764 à Lévesque de Burigny : http://voltaireathome.hautetfort.com/archive/2019/05/04/votre-famille-est-une-famille-de-sages-6148567.html
3 V* pense-t-il à Lamoignon ou à Maupéou ? Voir lettre du 20 octobre 1763 à Manoël de Végobre : http://voltaireathome.hautetfort.com/archive/2018/10/18/je-ne-ralentirai-pas-mes-soins-et-mes-demarches-je-continuer-6097949.html
4 Mme de Pompadour .
5 Elle mourut en effet avec courage et humour, mais non en « philosophe » si l'on entendait par là qu'elle ne mourut pas en chrétienne .
01:42 | Lien permanent | Commentaires (0)
01/06/2019
avouons franchement que nous sommes des demi-barbares
... Est-ce un demi-mal ? Limitons-nous ainsi les dégâts ? Nous sommes sur le fil du rasoir avant de nous retrouver barbares tout de bon (ou plutôt tout de mal ) .

On en connait pourtant le vaccin .
« A Etienne-Noël Damilaville
4è mai 1764 1
Mon cher frère, abuserai-je encore de vos bontés jusqu’à vous prier de vouloir bien faire donner à Briasson le papier ci-joint ?2 S’il n’est pas du nombre des libraires qui ont le privilège de Corneille, il les connaît du moins, et il peut leur faire parvenir cette déclaration de ma part, en cas qu’elle soit approuvée par vous et par mes anges. Elle peut toujours servir à différer l’exécution de l’entreprise très hasardée des libraires 3; c’est servir, autant que je le peux, la famille Corneille. L’auteur de Cinna m’est cher, malgré Théodore, Pertharite, Agésilas et Suréna, comme j’aime les belles-lettres, malgré l’horrible abus qu’on en fait.
La permission qu’on a donnée à Fréron de les déshonorer deux fois par mois, la secrète envie de gens en place qui prétendaient à l’éloquence, ont été des coups mortels ; et la littérature est devenue un champ de bataille, dans lequel le pédant en robe noire a écrasé le philosophe, et où l’araignée de l’Année littéraire a sucé son sang. Le pis de tout cela, c’est la dispersion des fidèles : c’est là le grand objet de vos gémissements et des miens. S’ils avaient pu se rassembler, c’eût été la plus belle époque de l’histoire du genre humain. Les stoïciens, les académiciens, les épicuriens, formaient des sociétés considérables. Le sénat de Rome, partagé entre ces trois sectes, n’en était pas moins le maître de la terre connue, et on ne peut rassembler six philosophes dans le misérable pays des Welches . En ce cas, renonçons de bonne grâce à la petite supériorité que nous prétendons dans la littérature, et avouons franchement que nous sommes des demi-barbares.
Orate fratres, et écr. l’inf . »
1 L'édition de Kehl suite à la copie contemporaine Darmstadt B mêle des versions abrégées de cette lettre et de celle du 5 mai 1764 en une seule lettre datée du 5 mai 1764 ; voir : http://www.monsieurdevoltaire.com/2014/07/correspondance-annee-1764-partie-15.html
2 Il n'est pas connu .
3 Impression séparée des Commentaires .
09:06 | Lien permanent | Commentaires (0)
31/05/2019
vous savez que les voix de ces braillards des déserts ne sont guère entendues dans les villes
...
« A Charles-Augustin Ferriol, comte d'Argental
et à
Jeanne-Grâce Bosc du Bouchet, comtesse d'Argental
3è mai 1764 aux Délices 1
Mes anges, les anges doivent avoir reçu les Roués, cartonnés en cent endroits. Je ne sais pas quel acteur jouera le rôle d’Octave, mais il est impossible à l’auteur de ne pas faire d’Octave un jeune homme ; il n’avait que vingt et un ans au temps des proscriptions ; on le donne dans toute la pièce comme un homme qui lutte contre les passions de la jeunesse, comme un jeune débauché qui s’est formé sous Antoine, à la licence, au crime, et à la politique.
Je me donne mille mouvements pour empêcher qu’on ne vende l’édition de Corneille à d’autres qu’aux souscripteurs, et pour empêcher les libraires d’imprimer les commentaires à part ; mais que puis-je du fond de mes vallées au pied du mont Jura ? Je ressemble à Saint Jean comme deux gouttes d’eau ; il s’appelait la voix qui crie dans le désert 2, et vous savez que les voix de ces braillards des déserts ne sont guère entendues dans les villes.
Madame ange prend-elle toujours des eaux ? M. ange va-t-il toujours à la comédie ? s’amuse-t-il ? lui donne-t-on de belles pièces nouvelles ? J’ignore tout. Je n’ai pas pu avoir les quatre vers qui sont au bas du portrait du duc de Sully, donné par madame de Pompadour à M. le contrôleur général 3 . Il était fort aisé de faire quatre jolis vers sur cette galanterie.
Nous avons un billet de douze mille francs, payable au mois de septembre, pour en faire un emploi en faveur de M. et de Mme Corneille, réversible à leur fille. Je prie M. de Laleu de chercher un emploi sûr . J’ai, Dieu merci, rempli tous les devoirs que je me suis imposés. Je n’ai plus qu’à traîner doucement les restes d’une vieillesse languissante, et je voue ce petit reste à mes anges, à qui je souhaite santé, prospérité, amusement, et gaieté.
No[ta] – A la scène 3 du 4è acte entre Pompée et Fulvie mettre :
AUFIDE
La parole a couru, c'est Pompée et Pharsale.
POMPÉE
Elle coûtera cher, elle sera fatale.
Mais que devient Julie et quel est votre sort ?
FULVIE
Laissez-moi mes destins, allez porter la mort .
Il me suffit .
POMPÉE
Je crains pour vous et pour Julie,
Antoine vengera le frère d'Octavie .
FULVIE
Qui ? Lui – qui ? Ce mortel sans pudeur et sans foi ? Etc.4
Je demande pardon à mes anges mais ils sentent bien que ces quatre vers sont nécessaires , et qu'il fallait absolument que Pompée dit un mot de Julie, en allant s’exposer à une mort qui lui paraît certaine . Ce mot de plus augmente l'intérêt ; le dialogue en est plus vif et plus fort entre Pompée et Fulvie . »
1 Le nota supprimé sur la copie Beaumarchais manque dans les éditions .
2 Évangile de Jean, I, 23 : https://www.aelf.org/bible/Jn/1
et Isaïe , XL, 3 : https://www.magnificat.ca/textes/bible/isaie.htm
3 Beuchot les donne :
De l’habile et sage Sully
Il ne nous reste que l’image :
Aujourd’hui ce grand personnage
Va revivre dans Laverdy.
4 Il ne reste que peu de chose de ce dialogue, d'ailleurs médiocre , dans la scène 3 de l'acte IV d'Octave .
08:10 | Lien permanent | Commentaires (0)
30/05/2019
ce remède n’est pas fait pour la populace, qui a un trop mauvais régime , mais il réussit beaucoup chez les gens qui savent un peu se gouverner eux-mêmes
... Le "remède" ? le contrôle fiscal qui, heureusement , ne s'exerce pas seulement envers le vulgum pecus mais s'intéresse aussi à ceux qui sont sensés * nous gouverner et qui ne sont pas irréprochables . Gros avantage des susdits : ils ont largement les moyens de payer les redressements .
https://www.20minutes.fr/politique/2529143-20190529-21-mi...
* Mais pour qui sont ces serpents qui sifflent sur nos têtes."

Des chiffres et des lettres
« A François Achard Joumard Tison, marquis d'Argence
au château de Dirac
près d’Angoulême
Mon cher frère, j’ai été très édifié des Réflexions philosophiques 1; on ne peut mieux s’y prendre pour préparer les esprits. Le livre contre lequel ces réflexions sont écrites est bafoué à Paris du petit nombre de lecteurs qui ont pu en parcourir quelques pages, et est ignoré de tout le reste.
Je me flatte que la santé de vos amis est devenue meilleure, et que les trois cents pilules 2 de Tronchin font un merveilleux effet ; c’est un remède souverain contre ces sortes de maladies. Vous devenez un très grand médecin ; il est vrai que ce remède n’est pas fait pour la populace, qui a un trop mauvais régime , mais il réussit beaucoup chez les gens qui savent un peu se gouverner eux-mêmes.
Je vous demande pardon de ne vous avoir pas accusé la réception de la dinde ; elle est venue un peu tard, et on n’a point entendu parler des perdrix . Il y a trop loin d’ici à Angoulême ; j’en suis bien fâché, car je voudrais bien vous embrasser avant de mourir.
3è mai 1764 . »
1 Ouvrage non identifié, pas plus que le « livre » dont il est question ensuite .
2 Apparemment 300 exemplaires du Testament du curé Meslier .
09:02 | Lien permanent | Commentaires (0)
29/05/2019
C’est un spectacle fort gai et fort amusant
... que celui des peignées que se mettent les différents ténors des partis en déroute après les élections européennes . Ah que c'est beau ces noms d'oiseaux qui fusent et ces démissions refusées ! Droite et gauche réunies dans la même panade, quel délicieux gloubiboulga dont s'empiffre la Marine Le Pen au triomphe modeste (comme d'hab ' )!
J'en suis vert !

« Au marquis Francesco Albergati Capacelli
Senatore di Bologna
à Bologna
Aux Délices, 3 mai 1764
Si j’avais de la santé et des yeux, monsieur, je vous aurais répondu plus tôt . Si j’étais jeune, je viendrais sûrement vous voir, vous embrasser, admirer vos talents, être témoin de la protection que vous donnez aux arts, et partager vos plaisirs ; une si grande satisfaction n’est pas faite pour la fin de ma vie . Je suis réduit à pouvoir à peine dicter une lettre.
Oserai-je vous supplier de vouloir bien faire mes compliments à MM. Fabry 1 et Paradisi 2, à qui je dois autant de reconnaissance que d'estime ? Je suis toujours étonné que vous ayez traduit la tragédie d’Idoménée 3 : il me semble qu’un bon peintre comme vous ne doit copier que les ouvrages des Raphaël. Il vous était aisé de vous faire informer par M. Goldoni si cet Idoménée est au rang des pièces qu’on représente, si ce n’est pas un très mauvais ouvrage, pardonnable à la jeunesse d’un auteur qui depuis fit de meilleures choses. En vérité, il n’est pas permis au traducteur de Phèdre d’être celui d’Idoménée. Il vaudrait beaucoup mieux retrancher cette pièce de votre recueil, que de faire dire aux critiques que l’on a traduit également le bon et le mauvais. Pardonnez au vif intérêt que je prends à vous, si je vous parle si librement.
Je vous ai déjà mandé 4, monsieur, que je n’avais depuis longtemps aucune nouvelle de M. Goldoni ; mais j’espère toujours que j’aurai le plaisir de le voir, quand il reviendra en Italie. Je ne sais s’il travaille pour nos comédiens italiens, qui se sont unis à un opéra-comique qui a, dit-on, beaucoup de succès. C’est un spectacle fort gai et fort amusant, mais qui consiste principalement en chansons et en danses ; cela ne me paraît pas du ressort de M. Goldoni, dont le talent est de peindre les mœurs ; cependant je me flatte toujours que son voyage lui sera utile et agréable. Un homme de la maison de la belle Laure 5 a fait des commentaires sur la vie de Pétrarque en deux énormes volumes in-4° 6. Je ne sais si vous les avez lus . Je serais bien plus curieux de lire les deux petits volumes que vous me promettez.
Adieu, monsieur, toutes vos lettres redoublent les sentiments de la tendre et respectueuse estime que vous m’avez inspirés pour vous.
V. »
1 L'abbé Domenico Fabri est l'auteur d'une traduction de Sémiramis de V*, au volume III de la Scelta delle migliori tragedie francese tradotto in italiano in versi sciolti (1768) ; c'est un des collaborateurs de Capacelli .
2 Autre traducteur d’œuvres de V* : voir : https://fr.wikisource.org/wiki/Page:Voltaire_-_%C5%92uvres_compl%C3%A8tes_Garnier_tome40.djvu/313
3 De Crébillon .
4 Voir lettre du 5 mai 1763 : http://voltaireathome.hautetfort.com/archive/2018/04/28/il-est-dans-un-etat-fort-triste-et-ne-peut-guere-actuellemen-6047039.html
et du 27 septembre 1763 : http://voltaireathome.hautetfort.com/archive/2018/09/20/est-il-possible-que-tout-l-esprit-des-italiens-nos-maitres-dans-les-arts-n.html
Goldoni a écrit à V* le 7 mars 1764 : « Il me faut encore six mois pour achever l’impression de mes ouvrages à Paris . Je ne sais pas encore si je les enverrai en Italie ou si j'irai moi-même . De toute manière j'espère avoir l’honneur de vous voir . Quand je devrais rester en France plus longtemps, je demanderais un congé pour me rendre auprès de vous . » Suivaient quelques mots de recommandation pour le « chevalier de Vais de la ville de Bruxelles » que Goldoni demandait à V* d'accueillir sur le chemin de l’Italie .
5 L'abbé de Sade .
6 Voir lettre du 12 février 1764 : http://voltaireathome.hautetfort.com/archive/2019/02/22/je-me-suis-donne-une-nombreuse-famille-que-la-nature-m-avait-refusee-et-je.html
10:15 | Lien permanent | Commentaires (0)
Je fous serai très obligé car je suis devenu horriblement pédant
... Je fous laisse juges !
Moi ( à la moustache près ) ?
« A Gabriel Cramer
[vers le 1er mai 1764]
Je vous prie instamment Caro de me faire voir l'ouvrage de Kirker sur l’Égypte 1 et Pline le naturaliste qui sont à la bibliothèque . Je fous 2 serai très obligé car je suis devenu horriblement pédant .
V. »
1 Le plus important ouvrage d'Athanasius Kirker sur l’Égypte est son Oedipus aegyptiacus (1652-1654) . V* travaille apparemment à des articles sur l’Égypte du Dictionnaire philosophique, mais il accumule les matériaux qui lui serviront dans Le Taureau blanc.
Voir : https://fr.wikipedia.org/wiki/Athanasius_Kircher
et : https://fr.wikipedia.org/wiki/%C5%92dipus_%C3%86gyptiacus
2 Si cette forme n'est pas un lapsus calami, elle vise à suggérer l'impression « germanique » en rapport avec le pédantisme des ouvrages demandés .
09:13 | Lien permanent | Commentaires (0)
28/05/2019
la multitude des détestables est prodigieuse
... Et les résultats des élections européennes ne fait que le confirmer . Les ridicules sont seuls à être capables d'égaler cette foultitude .

... et têtes creuses .
« A Charles-Augustin Ferriol, comte d'Argental
et à
Jeanne-grâce Bosc du Bouchet, comtesse d'Argental
1er mai 1764, aux Délices
Mes charmants anges, voici vos Roués ; je les ai rajustés comme j’ai pu. Ne me demandez pas un vers de plus, pas un hémistiche ; car je deviens si vieux, si vieux ! si dur, si sec, si stérile, si incapable, qu’il faut avoir pitié de moi. Il faut être possédé du démon pour faire une tragédie ; je n’en connais pas une seule qui n’ait de grands défauts, et la multitude des détestables est prodigieuse.
Faites-moi un plaisir, mes anges dites-moi habilement si madame la duchesse de Gramont a personnellement du crédit auprès du roi ; j’aurais peut-être besoin qu’elle lui dît un mot ; car, tout Suisse qu’on est, on ne laisse pas de se souvenir de sa patrie . Enfin j’ai besoin de savoir si je peux m’adresser à madame la duchesse de Gramont pour une chose extrêmement aisée à faire. J’ai pardonné aux mânes de madame de Pompadour les prédilections qu’elle avait pour la Sémiramis de Crébillon, pour son Catilina et pour son Triumvirat. Ce sont, sans contredit, les plus impertinents et les plus barbares ouvrages qu’un ennemi du bon sens ait jamais pu faire. Madame de Pompadour me faisait l’honneur de me mettre immédiatement après ce grand homme ; mais, après tout, elle m’avait rendu quelques bons offices, dont je me souviendrai toujours.
On dit que M. de Marigny fait travailler à un superbe mausolée pour Pradon, l’abbé Nadal, et Danchet 1 ; je lui recommande Guillaume Vadé ; car pour moi, qui ne serai pas enseveli en terre sainte 2, je ne prétends pas aux monuments. Dites-moi, je vous prie, ce qu’on fait au tripot, quel nouveau chef-d’œuvre on représente. On dit que la salle est déserte aux comédies, depuis la retraite de Mlle Dangeville . Vous n’avez qu’un acteur tragique . Le tripot me paraît aller mal.
Mes anges, conservez votre santé l’un et l’autre ; que les eaux vous fassent du bien , ayez tout le plaisir que vous pourrez . Cela n’est pas toujours aussi aisé qu’on le pense.
Respect et tendresse.
V. »
1 Au lieu de ces trois noms il faut lire ici celui de Crébillon . Allusion au mausolée que Marigny fait faire pour Crébillon sur commande de Mme de Pompadour ; voir lettre du 16 décembre 1762 à d'Argental : http://voltaireathome.hautetfort.com/archive/2017/10/25/je-n-ai-confie-a-personne-qu-a-vous-mes-propositions-politiques-tachez-de-f.html
2 Cette crainte de ne pas avoir une sépulture en terre chrétienne est tout à fait justifiée , comme on le verra à son décès .
09:36 | Lien permanent | Commentaires (0)

