16/07/2019
il faut s'amuser , les eaux, les fleurs et les bouquets consolent, et les hommes ne consolent pas toujours
... Mesdames, vous êtes bien placées pour le savoir . Un petit espoir subsiste heureusement, le "pas toujours" laisse entrevoir un "consolent quelques fois" rassurant .

« A Marie-Ursule de Klinglin, comtesse de Lutzelbourg
Aux Délices, 8è juin 1764
Nous ne comptions pas , madame, que Mme de Pompadour partirait avant nous . Elle a fait un rêve bien beau, mais bien court . Notre rêve n'est pas si brillant mais il est plus long et peut-être plus doux. Car quoiqu'elle eût toutes les apparences du bonheur, elle avait pourtant bien des amertumes, et la gène continuelle attachée à sa situation a pu abréger ses jours . Au reste, la vie est fort peu de chose dans quelque état qu'on se trouve, et il n'y a pas grand différence entre la plus courte et la plus longue ; nous ne sommes que des papillons dont les uns vivent deux heures, et les autres deux jours . Je suis un papillon très attaché à vous , madame . Il y a longtemps que je n'ai eu la consolation de vous écrire . Une fluxion sur les yeux qui m'a presque ôté la vue a dérangé notre commerce, mais elle n'a point été jusqu'à mon cœur . J'ai resté depuis dix ans dans ma retraite, comme vous dans la vôtre, nous sommes constants, mais je ne suis pas si sage que vous, aussi vivrez-vous plus de cent ans, et je compte n'en vivre que quatre-vingts . Vous auriez bien dû faire un joli jardin au Jar, cela est très amusant ; et il faut s'amuser , les eaux, les fleurs et les bouquets consolent, et les hommes ne consolent pas toujours .
Adieu, madame, mon cœur est à vous pour le reste de ma vie avec le plus tendre respect .
V. »
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15/07/2019
Je suis à vos pieds, je vous demande pardon de vous lanterner de ces menus détails . Vous voyez que j'écris de ma main assez lisiblement
... https://www.lemonde.fr/actualite-medias/portfolio/2019/07...
Il est encore d'autre journalisme que celui de Médiapart, heureusement !
« A Etienne-Noël Damilaville
8è juin , aux Délices, 1764 1
Gabriel Cramer qui sort de chez moi, mon cher frère, me dit qu'il fait donner des exemplaires cornéliens à Mlles Dumesnil , Clairon, Hus, à Lekain et à Brizard . Ainsi frère Thieriot aura cinq exemplaires de moins à gouverner . Je suis à vos pieds, je vous demande pardon de vous lanterner de ces menus détails . Vous voyez que j'écris de ma main assez lisiblement, mais c’est que la fluxion qui était sur les yeux est tombée sur la poitrine .
Dites-moi , je vous prie, mon cher frère, si la Gazette littéraire prend un peu de faveur . Il me semble que cette entreprise pourrait un peu nuire au commerce de maître Aliboron dit Fréron . Je suis enfoncé à présent dans des recherches pédantesques de l'Antiquité . Tout ce que je découvre dépose furieusement contre l'infâme . Ah ! si les frères étaient réunis ! Interim vale et me ama .
N.B. – Je ne sais , mon cher frère, si vous avez donné un Corneille à maître Cicéron de Beaumont . Il doit en avoir de préférence . N'est-il pas un des élus ? Permettez que je mette ici une lettre pour lui .
Il y a un M. Blin de Sainmore qui a fait un joli recueil de vers 2. Il lui faut un Corneille commenté . Je voudrais bien que frère Thieriot me fit l'amitié de le voir, de lui donner de ma part un exemplaire broché . Frère Thieriot pourrait l'engager à donner un supplément des fautes que je n'ai pas remarquées, et à faire en général quelques bonnes réflexions sur l'art dramatique . M. Blin de Sainmore en est très capable . Il demeure chez M. Borde, rue des Capucins ou des Capucines . Allons cher frère Thieriot, démenez-vous dans cette grande affaire . Cher frère donnez un peu de votre zèle à frère Thieriot, qu'il n’épargne pas les frais, nous paierons tout . »
1 L'édition de Kehl qui mêle des extraits de cette lettre et des lettres du 11 juin et du 13 juin 1764 donne ici une date fictive du 13 juin 1764 .
2 Voir lettre du 11 novembre 1763 à Blin de Sainmore : http://voltaireathome.hautetfort.com/archive/2018/11/03/ce-sont-des-bagatelles-qui-echappent-qui-font-l-amusement-de-6102124.html
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14/07/2019
Quel dédommagement aura la famille ?
... La question se pose alors que les blessés de guerre sont à l'honneur aujourd'hui .
« A Gabriel Cramer,
à Genève
[7 ou 8 juin 1764]1
Monsieur Cramer est supplié de vouloir bien faire avoir à son premier garçon les livres qu'il demande à la bibliothèque . Id est Bochart 2, et Démonstration évangélique de Huet 3, sans quoi le griffonneur ne peut plus griffonner .
Lekain et consorts n'ont point reçu de Corneille ; monsieur Cramer est prié de vouloir bien mander s'il a donné ses ordres à ce sujet .
Il sait sans doute que l'arrêt par lequel on avait roué Calas a été cassé d'une voix unanime . Mais les os de ce pauvre Calas n'en ont pas moins été cassés . Quel dédommagement aura la famille ? Si Mme de Pompadour était en vie la pauvre veuve et ses filles auraient une pension 4. »
1 L'édition Gagnebin place la lettre en mai 1764 . Elle est ici datée par la date à laquelle parvint la nouvelle du verdict dans l'affaire Calas . Voir lettre du 9 juin 1764 à Manoël de Végobre .
2 Samuel Bochard est l'auteur de plusieurs livres et brochures ; V* a peu-être demandé ses Opera omnia, 1692 . Voir : https://fr.wikipedia.org/wiki/Samuel_Bochart
3 Voir lettre du 19 mai 1764 à Damilaville : http://voltaireathome.hautetfort.com/archive/2019/06/19/moins-de-nouvelles-moins-de-sottises-6159084.html
et : https://archive.org/stream/dmonstrationsvan05mign/dmonstrationsvan05mign_djvu.txt
4 Le roi n'en agit pas moins généreusement à leur égard . Mme Calas reçu quelques mois plus tard , sur la cassette royale, 12000 francs, chacune de ses filles 6000 et chacun de ses fils 3000 , Jeanne Viguier 3000, plus 6000 pour les frais de justice et de voyage , soit un total de 36000 francs .
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mettez en deux mots votre pensée ; cela vaudra beaucoup mieux
... M. le président de la République , soyez bref ! Vous parlez à la Grande Muette !
Tenez bon, mesdames, je n'en ai plus que pour une demi-heure
« A Marie-Françoise-Xavière de Lichtenstein, princesse de Ligne
Aux Délices 6 juin 1764
Brionne 1, de ce buste adorable modèle,
Le fut de la vertu comme de la beauté ;
L’amitié le consacre à la postérité,
Et s’immortalise avec elle.
Vous vous adressez, madame, à une fontaine tarie, pour avoir un peu d’eau d’Hippocrène. Je ne suis qu’un vieillard malade au pied des Alpes, qui ne sont pas le mont Parnasse. Ne soyez pas surprise si j’exécute si mal vos ordres. Il est plus aisé de mettre madame de Brionne en buste qu’en vers. Vous avez des Phidias, mais vous n’avez point d’Homère qui sache peindre Vénus et Minerve.
D’ailleurs, madame, vous écrivez avec tant d’esprit, que je suis tenté de vous dire : si vous voulez de bons vers, faites-les. Je ne peux que vous représenter la difficulté d’une inscription en rimes. Quatre vers sont bien longs sous un marbre ; mais il en faudrait cent pour exprimer tout ce qu’on pense de vous et de madame la comtesse de Brionne.
Jetez mes quatre vers au feu, madame, et mettez en prose,
L’amitié consacre ce marbre a la beauté et a la vertu.
Cela est plus dans le style qu’on appelle lapidaire ; ou bien jetez encore au feu cette inscription, et mettez en deux mots votre pensée ; cela vaudra beaucoup mieux.
Pardonnez à mon extrême stérilité, et agréez le profond respect, etc. »
1 Louise-Julie-Constance de Rohan-Montauban, femme de Charles-louis de Lorraine, comte de Brionne . Un peu plus tard, en janvier 1766, Walpole se rendra chez la princesse de Ligne pour voir ce buste . Voir : https://data.bnf.fr/fr/15090727/louise_julie_constance_de_rohan-montauban_brionne/
et : https://www.pinterest.de/pin/520517669422742196/
et : http://favoritesroyales.canalblog.com/archives/2012/07/29...
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13/07/2019
Il ne faut pas que dans la place où vous êtes vous vous mêliez de pareilles affaires
... C'est un petit conseil à Emmanuel Macron, président, à propos de l'affaire de Rugy, affaire délicate pour un ministre indélicat .
Victor Hugo a déjà décrit la situation dans Ruy Blas ( prémonition ? Rugy blase ?! ):
"Bon appétit ! Messieurs !...
Ô ministres intègres !
Conseillers vertueux ! voilà votre façon
De servir, serviteurs qui pillez la maison !
Donc vous n'avez pas honte...
De Rugy, honte ? non ! juste en colère de se voir pris la main dans le pot de confiture . On attend mieux de ceux qui sont dotés de pouvoir .

« A Etienne-Noël Damilaville
6è juin 1764 1
Vraiment, mon cher frère, vous avez bon nez de ne point divulguer la petite correction fraternelle que le neveu de M. Eratou fait aux réformateurs et aux réformables . Il ne faut pas que dans la place où vous êtes vous vous mêliez de pareilles affaires . Les chers frères ont la force des lions quand ils écrivent, mais il faut qu'ils aient la prudence des serpents quand ils agissent .
J'ai une grande grâce à vous demander ; c'est d'engager sur-le-champ frère Thieriot à faire relier honnêtement son exemplaire de Corneille, et ceux qui sont destinés à M. Mariette et à Lekain . Je paierai sur-le-champ le prix de ces reliures . Je prie instamment frère Thieriot de me rendre ce service .
Je suis toujours malingre . Ecr l'inf . C’est la dernière volonté de votre ami . »
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12/07/2019
On ne veut plus rien aujourd’hui que par extrait ; et voilà pourquoi on n’a pas fait un bon ouvrage, depuis trente ans
...
« A Charles-Augustin Ferriol, comte d'Argental
et à
Jeanne-Grâce Bosc du Bouchet, comtesse d'Argental
6 juin [1764] 1
Anges célestes, quoi ! je ne vous ai pas mandé que Cornélie chiffon, que Chimène marmotte nous avait donné une fille ! il faut donc qu’il y ait eu une lettre de perdue, avec un petit cahier pour la Gazette littéraire. J’envoie ce paquet-ci, pour plus de sûreté, par M. le duc de Praslin, à qui je l’adresse. Il n’est pas douteux que M. l’abbé Arnaud aura un Corneille, aussi bien que les héros et les héroïnes tragiques . Mais il fallait que le ballot arrivât, et il faut 2 que les exemplaires soient reliés. Je n’ai pas la moitié, à beaucoup près, des exemplaires que j’avais retenus.
Si vous êtes curieux mes anges d'être au fait voici une lettre qui vous dira à peu près le mot de l'énigme 3. Elle est écrite à mon clerc par ce Guy Duchesne, libraire au temple du dégoût 4.
Vous n'aimez pas l’exterminé ni moi non plus . Puisque vos mains angéliques collent si proprement de petits papiers, eh bien collez donc celui-ci :
ANTOINE
Madame, il n'est plus temps, je n'en suis plus le maître,
Son trépas importait à notre sûreté,
Et l'arrêt aujourd'hui doit être exécuté . 5
Oui, je mourrai dans l’opinion que c’est une barbarie welche d’étrangler, de tronquer, de mutiler les sentiments . C’est l’Opéra-comique qui a mis à la mode cette abominable coutume. On ne veut plus rien aujourd’hui que par extrait ; et voilà pourquoi on n’a pas fait un bon ouvrage, depuis trente ans, en prose ou en vers. O Welches ! vous êtes dans la décadence, et j’en suis bien fâché.
J’ai mis enfin M. de Chauvelin, l’ambassadeur, dans la confidence de la conspiration. J’exige de lui et de madame sa femme le serment de ne rien révéler, mais mon paquet sera assurément ouvert par M. le comte de Viry 6. Voilà à quoi on est exposé dans les grandes affaires.
Je vous remercie bien, mes anges, des espérances que vous me donnez pour mes dîmes. Si je triomphe de l’Église, ce sera de votre triomphe. L’Église et le parterre sont des gens difficiles.
J’écrirai à M. de Lorenzi 7 et à M. Béliardi 8, s’il ne me vient rien par la voie de Cramer. M. Algarotti, qui m’aurait tout fourni, vient de mourir 9.
J’ai eu l’honneur de voir aujourd’hui Mme de Pusigneu 10 ; elle a voulu que je la reçusse en bonnet de nuit et en robe de chambre. Ma fluxion a un peu quitté mes yeux pour se jeter sur tout le reste. Je suis l’homme de douleur 11; mais je souffre le tout assez gaiement : c’est le seul parti qu’il y ait à prendre dans ce monde. Avez-vous vu les propositions de paix que m’a faites maître Aliboron 12, et ma petite réponse ?
Portez-vous bien surtout, mes divins anges. Ayez la bonté de présenter mes très sincères remerciements à M. Arnaud. Pardon.
V. »
1 Date complétée par d'Argental .
2 V* a ajouté il faut au-dessus de la ligne .
3 Lettre qui ne nous est pas parvenue , mais voir la réponse donnée à propos de la lettre du 21 mai 1764 à Damilaville [ http://voltaireathome.hautetfort.com/archive/2019/06/20/d-pourquoi-dieu-vous-a-t-il-cree-et-mis-au-monde-r-pour-le-servir-et-pour-e.html ] et surtout la seconde lettre signée Wagnière manifestement dictée par V* : « 4è juin 1764 aux Délices / « Monsieur, / « M. de Voltaire est toujours malade ; il vous prie très instamment pour votre intérêt, et un peu pour son honneur, de n'imprimer les pièces de théâtre qu'il a eu le malheur de faire à ce qu'il dit que suivant l’édition de Genève. . On avait horriblement mutilé à la comédie Le Droit du Seigneur par des scrupules chimériques qui ont disparu depuis . On avait aussi mutilé Zulime . Vous sentez combien il est désagréable pour l'auteur , pour le public et pour vous , d'imprimer la mauvaise leçon, tandis que l'auteur a fait lui-même imprimer la bonne . Il n’y a certainement d'autre remède que de substituer dans votre recueil, la bonne édition à la mauvaise, en vous servant de l'édition Cramer . M. de Voltaire vous offre de vous dédommager de vos frais, et il se flatte que vous ne ferez aucune difficulté de prendre un parti si raisonnable . La route de Dijon est très lente et très incertaine, celle de Lyon la plus commode et la plus sûre . J'ai l'honneur d'être bien véritablement, monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur / Wagnière. »
4 Pierre Guy travaille pour les Duchesne, au Temple du Goût .
5 Ces vers figuraient au premier acte d'Octave, dans une scène supprimée ensuite . Depuis Si vous êtes curieux … , le passage biffé sur la copie Beaumarchais, manque dans les éditions ( voir :http://www.monsieurdevoltaire.com/2014/08/correspondance-annee-1764-partie-19.html )
6 François Joseph, comte de Viry, ministre des Affaires étrangères de Sardaigne depuis mars 1764 .
7 Le comte Luigi Lorenzi, ministre de France à Florence .
8 Agostino Beliardi, agent de Choiseul en Espagne .
9 Voir lettre de juin 1764 à Cramer : http://voltaireathome.hautetfort.com/archive/2019/07/08/le-cure-de-saint-sulpice-a-fait-banqueroute-6162669.html
10 Une des nièces du comte d'Argental qui a épousé Boffin d'Argenson, marquis de Pusigneu .
11 Isaïe, LIII, 3-...
12 Voir lettre du 23 mai 1764 à Damilaville et lettre du 24 mai 1764 à Panckoucke : http://voltaireathome.hautetfort.com/archive/2019/06/25/j-ai-un-si-violent-mal-de-gorge-que-je-ne-peux-dicter-et-mes-yeux-sont-si-m.html
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11/07/2019
N’est-ce donc rien d’être guéri des malheureux préjugés qui mettent à la chaîne la plupart des hommes, et surtout des femmes ? de ne pas mettre son âme entre les mains d’un charlatan ? de ne pas déshonorer son être par des terreurs et des superstitions
... indignes de tout être pensant ? d’être dans une indépendance qui vous délivre de la nécessité d’être hypocrite ? de n’avoir de cour à faire à personne, et d’ouvrir librement votre âme à vos amis ?"
Beau programme de vie, n'est-il pas ? Merci Voltaire .
Et zut, flute et pataflute * au pape pour sa déclaration inepte suite au décès de Vincent Lambert, et la même chose aux parents bornés qui se sont pris pour le bon Dieu .
* A la place vous pouvez à votre gré mettre le mot de Cambronne à Waterloo ou de préférence le juron préféré du père Ubu, vu la situation des dix ans passés .
![]()
Papiste ?
« A Marie de Vichy de Chamrond, marquise Du Deffand
4è juin 1764, aux Délices 1
J’écris avec grand plaisir, madame, quand j’ai un sujet ; écrire vaguement et sans avoir rien à dire, c’est mâcher à vide, c’est parler pour parler ; et les deux correspondants s’ennuient mutuellement, et cessent bientôt de s’écrire . Nous avons un grand sujet à traiter ; il s’agit de bonheur, ou du moins d’être le moins malheureux qu’on peut dans ce monde. Je ne saurais souffrir que vous me disiez que plus on pense, plus on est malheureux. Cela est vrai pour les gens qui pensent mal ; je ne dis pas pour ceux qui pensent mal de leur prochain, cela est quelquefois très amusant ; je dis pour ceux qui pensent tout de travers . Ceux-là sont à plaindre sans doute, parce qu’ils ont une maladie de l’âme, et que toute maladie est un état triste . Mais vous, dont l’âme se porte le mieux du monde, sentez, s’il vous plaît, ce que vous devez à la nature. N’est-ce donc rien d’être guéri des malheureux préjugés qui mettent à la chaîne la plupart des hommes, et surtout des femmes ? de ne pas mettre son âme entre les mains d’un charlatan ? de ne pas déshonorer son être par des terreurs et des superstitions indignes de tout être pensant ? d’être dans une indépendance qui vous délivre de la nécessité d’être hypocrite ? de n’avoir de cour à faire à personne, et d’ouvrir librement votre âme à vos amis ?
Voilà pourtant votre état. Vous vous trompez vous-même quand vous dites que vous voudriez vous borner à végéter : c’est comme si vous disiez que vous voudriez vous ennuyer. L’ennui est le pire de tous les états. Vous n’avez certainement autre chose à faire, autre parti à prendre, qu’à continuer de rassembler autour de vous vos amis . Vous en avez qui sont dignes de vous.
La douceur et la sûreté de la conversation est un plaisir aussi réel que celui d’un rendez-vous dans la jeunesse. Faites bonne chère, ayez soin de votre santé, amusez-vous quelquefois à dicter vos idées, pour comparer ce que vous pensiez la veille à ce que vous pensez aujourd’hui ; vous aurez deux très grands plaisirs, celui de vivre avec la meilleure compagnie de Paris, et celui de vivre avec vous-même ; je vous défie d’imaginer rien de mieux.
Il faut que je vous console encore, en vous disant que je crois votre situation fort supérieure à la mienne. Je me trouve dans un pays situé tout juste au milieu de l’Europe. Tous les passants viennent chez moi , il faut que je tienne tête à des Allemands, à des Anglais, à des Italiens, à des Français même, que je ne verrai plus , et vous ne vivez qu’avec des personnes que vous aimez.
Vous cherchez des consolations ; je suis persuadé que c’est vous qui en fournissez à Mme la maréchale de Luxembourg ; je lui ai connu une imagination bien brillante, et l’esprit du monde le plus aimable . J’ai cru même entrevoir chez elle de beaux rayons de philosophie ; il faut qu’elle devienne absolument philosophe : il n’y a que ce parti-là pour les belles âmes. Voyez la misérable vie qu’a menée Mme la maréchale de Villars dans ses dernières années ; la pauvre femme allait au salut, et lisait, en bâillant, les méditations du père Croiset 2.
Vous qui relisez Corneille, madame, mandez-moi, je vous prie, tout ce que vous pensez de mes remarques, et je vous dirai ensuite mon secret. Daignez toujours aimer un peu votre directeur, qui se ferait un grand honneur d’être dirigé par vous.
V. »
1 V* répond à la lettre de Mme du Deffand du 29 mai 1764 , disant : « Non, monsieur, je ne préférerais pas la pensée à la lumière, les yeux de l'âme à ceux du corps ; je consentirais bien plutôt à un aveuglement moral . Toutes mes observations me font juger, que moins on pense, moins on réfléchit, plus on est heureux . Je le sais même par expérience ; quand on a eu une grande maladie, qu'on a souffert de grandes douleurs, l'état où l'on se trouve dans la convalescence est un état très heureux […] quand on a beaucoup d'esprit et de talent on doit trouver en soi de grandes ressources ; il faut être Voltaire ou végéter . Quel plaisir pourrais-je trouver à mettre mes pensées par écrit ? Elles ne servent qu'à me tourmenter, et cela satisfait peu ma vanité ; […] vous avez une âme sensible, vous ne direz point des choses vagues, le moment où je reçois vos lettres, celui où j'y répond me consolent, m'occupent et même m'encouragent ; si j'étais plus jeune, je chercherais peut-être à me rapprocher de vous ; rien ne m'attache dans ce pays-ci , et la société où je me trouve engagée, me ferait dire ce que M. de La Rochefoucauld dit de la cour : elle ne rend pas heureux, mais,elle empêche qu'on ne le soit ailleurs . Je n'attribue pas mes peines et mes chagrins à tout ce qui m'environne . Je sais que c'est presque toujours notre caractère qui contribue le plus à notre bonheur et à notre malheur, mais comme vous savez nous l'avons reçu de la nature ; que conclure de tout cela ? C'est qu'il faut se soumettre […] Vous voulez que je vous dise mon sentiment sur votre Corneille, c'est certainement vous moquer de moi . Si je vous croyais j'hasarderais peut-être de vous obéir, mais comment aurais-je la témérité de vous critiquer par écrit ? Il faut que vous réitériez encore cet ordre pour que j'y puisse consentir . Je vous dirai seulement que vous êtes cause que je relis toutes les pièces de Corneille . Je n'en suis encore qu'à Héraclius ; je suis enchantée de la sublimité de son génie, et dans le plus grand étonnement qu'on puisse être en même temps si dépourvu de goût . Ce ne sont point les choses basses et familières qui me surprennent et qui me choquent , […] mais c'est la manière dont il tourne et retourne la même pensée, qui est bien contraire au génie et qui est presque toujours la marque d'un petit esprit ? La mort de M. de Luxembourg [Charles-François de Montmorency-Luxembourg, duc de Piney-Luxembourg, mort le 18 mai 1764] m'a fort occupée ; Mme de Luxembourg est très affligée . Je serais bien aise de lui pouvoir montrer quelques lignes de vous, qui lui marquât l'intérêt que vous prenez à sa situation, et que vous partagez mes regrets . »
2 Retraite spirituelle pour un jour chaque mois, de Jean Croiset, 1764 . Voir : https://data.bnf.fr/fr/12927799/jean_croiset/
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