12/05/2016
Je m’instruirai moi-même en cherchant à instruire les autres.
.... Ceci résume le but de ce blogounet voltairien, connaitre et aimer Voltaire comme moi .
«A Pierre-Joseph Thoulier d'Olivet
Mon cher maître, j’avais prié frère Cramer de vous demander vos conseils sur cette édition de Pierre Corneille, qui ne me donnera que bien de la peine, mais qui pourra être utile aux jeunes gens, et surtout au petit-neveu et à la petite-nièce, qui ne la liront point ; du moins mademoiselle Corneille ne la lira de longtemps. Son petit nez retroussé n’est pas tourné au tragique. Il me faudra pour le moins encore un an avant que je la mette au Cid, et je lui en donne deux pour Héraclius.
Je vois avec douleur, mon cher maître, que le secrétaire perpétuel 1 n’a pas eu pour vous toutes les attentions qu’on vous doit. Mais je crois que vous n’en adopterez pas moins un projet que vous avez eu il y a longtemps, et que vous m’avez inspiré. Je n’attends que la réponse à ma lettre, que M. de Niversais 2 a communiquée à l’Académie, pour entreprendre cet ouvrage. Il sera la consolation de ma vieillesse. Je m’instruirai moi-même en cherchant à instruire les autres. J’aurai le bonheur d’être utile à une famille respectable . Je ne peux mieux prendre congé. Ayez donc la bonté de me guider. Conseillez, pressez ces éditions de nos auteurs classiques.
Un imbécile qui avait autrefois le département de la librairie fit faire par un malheureux Lasserre les préfaces des pièces de Molière ; il faut effacer cette honte.
Au reste, mon cher sous-doyen, vivons . Vous avez déjà vécu environ quinze ans de plus que Cicéron, et moi plus que La Motte. Achevons à la Fontenelle. C’est la seule chose que je vous conseille d’imiter de lui.
A Ferney 15 juin [1761] 3»
1 Duclos .
2 Duc de Nivernais : http://www.academie-francaise.fr/les-immortels/louis-jules-mancini-mazarini-duc-de-nivernais
3 L'édition Desoer place cette lettre en 1762, suivie par les autres éditions jusqu'à ce que Georges Avenel la place correctement en 1761 .
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11/05/2016
Je suis bienfaiteur de l’Église ; je veux m’en faire craindre et aimer.
... Et ce n'est que justice .
« A Etienne-Noël Damilaville
Il ne faut pas rire ; rien n’est plus certain que c’est un homme de l’Académie de Dijon 1 qui a fait cette drôlerie. Il est fort connu de madame Denis ; et cette madame Denis, quoique fort douce, mangerait les yeux de quiconque voudrait supprimer la tirade des romans 2, surtout dans un second acte.
J’ai trouvé, moi qui suis très pudibond, que les jeunes demoiselles que leurs prudentes mères mènent à la comédie pourraient rougir d’entendre un bailli qui interroge Colette, et qui lui demande si elle est grosse. Je prierai mon Dijonnais d’adoucir l’interrogatoire.
Je remercie infiniment M. Diderot de m’envoyer un bailli qui sans doute vaudra mieux que celui de la pièce. Je crois qu’il faut qu’il soit avocat, ou du moins qu’il soit en état d’être reçu au parlement de Dijon ; en ce cas, je l’adresserais à mon conseiller, qui me doit au moins le service de protéger mon bailli. Sûrement un homme envoyé par M. Diderot est un philosophe et un homme aimable. Il pourrait aisément être juge de sept ou huit terres dans le pays, ce qui serait un petit établissement.
Je ne sais pas trop comment frère Thieriot s’ajuste avec les excommuniés du sieur Le Dains 3. Frère Thieriot ne doit pas paraître : je m’en rapporte à lui, il est sage.
J’ai mis mes prêtres à la raison, évêque, official, promoteur, jésuite ; je les ai tous battus, et je bâtis mon église comme je le veux, et non comme ils le voulaient. Quand j’aurai mon bailli philosophe, je les rangerai tous. Je suis bienfaiteur de l’Église ; je veux m’en faire craindre et aimer.
Je lève les mains au ciel pour le salut des frères.
V.
Frère Thieriot a-t-il le diable au corps de vouloir qu’on imprime la Conversation du cher Grizel ?
15 juin [1761] »
1 V* dit vrai puisqu'il est maintenant membre de l'académie de Dijon .
2 Le Droit du seigneur, acte II, sc. 3 : http://www.monsieurdevoltaire.com/article-theatre-le-droit-du-seigneur-partie-6-121906307.html
3 Voir lettre du 21 mai 1761 à d'Argental : http://voltaireathome.hautetfort.com/archive/2016/04/21/ce-qu-il-y-a-de-pis-c-est-que-cet-abominable-proces-me-fait-5791479.html
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Je dois joindre la reconnaissance à l'estime et je vous assure que je remplis bien ces deux devoirs
... Combien de fois dans une vie peut-on dire cela ? une fois ? deux ? plus ? jamais ?
Et à qui ?
Estime et reconnaissance
« A Jean-Louis Aubert
Au château de Ferney le 15 juin 1761
Vous vous êtes mis, monsieur, à côté de La Fontaine, et je ne sais s'il a jamais écrit une meilleure lettre en vers que celle dont vous m'honorez . Tous les lecteurs vous saurons gré de vos fables 1, et j'ai par dessus eux une obligation personnelle envers vous . Je dois joindre la reconnaissance à l'estime et je vous assure que je remplis bien ces deux devoirs . Il y en a un troisième dont je devrais m'acquitter, ce serait de répondre en vers à vos vers charmants ; mais vous me prenez trop à votre avantage 2. Vous êtes jeune, vous vous portez bien ; je suis vieux et malade . Mon malheur veut encore que je sois surchargé d'occupations qui sont bien opposées aux charmes de la poésie . Je peux encore sentir tout ce que vous valez, mais je ne peux vous payer en même monnaie . Faites-moi donc grâce, en me rendant la justice d'être bien persuadé que personne ne vous en rend plus que moi . J'ai honte de vous témoigner si faiblement, monsieur, les sentiments véritables avec lesquels j'ai l'honneur d'être,
Votre etc. »
1 Voir lettre du 22 mars 1758 au même : http://voltaireathome.hautetfort.com/archive/2013/07/18/je-ne-sais-quel-contretemps-a-pu-retarder-un-present-si-flat.html
2 Sur l'anecdote à laquelle pense V* en employant ce tour, voir lettre du 16 août 1759 à Allamand : http://voltaireathome.hautetfort.com/archive/2014/09/20/je-serais-fort-aise-d-entendre-votre-parole-quoique-ni-vous-5451443.html
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10/05/2016
il n’est pas naturel que le juge des curés soit curé lui-même
... Ça se discute, n'est-ce pas M. Barbarin ( qui n'est en aucune façon mon seigneur ) !
Ne pas (faire) juger une noix par sa coquille !
« A Jean-Marie Arnoult
A Ferney, le 15 Juin 1761
J’eus l’honneur, monsieur, de vous mander, il y a quelques jours, que j’avais fait ce que vous m’aviez prescrit pour arrêter le cours des procédures odieuses et téméraires qu’on faisait au sujet de l’église que je fais bâtir à Dieu. J’ai découvert depuis qu’il y a une ordonnance du roi, de 1627, qui défend, à l’article 14, à tout curé d’être promoteur ou official. 1
Or, monsieur, l’official et le promoteur qui ont fait les procédures ridicules dont je me plains sont tous deux curés dans le pays. Je crois être en droit d’exiger qu’ils soient condamnés solidairement à me rembourser tous les dommages, etc., qu’ils m’ont causés en effarouchant et dispersant tous mes ouvriers par leur descente illégale, etc.
La justice séculière a discontinué ses procédures absurdes ; mais la prétendue justice cléricale a continué les siennes : et non missura cutem, nisi plena cruoris, hirudo. 2
Elle a encore interrogé mes vassaux séculiers et mes ouvriers, malgré la signification que j’ai faite suivant votre délibéré. Ces démarches, illégales et insolentes autant qu’insolites, rebutent ceux qui travaillent pour moi.
Votre nouveau client vous importunera souvent monsieur. Le sieur de Croze est aussi le vôtre dans son affaire contre le curé Ancian, au sujet de l’assassinat de son fils. Il est certain que ce malheureux a été amoureux de la dame Burdet, bourgeoise de Magny, et de très bonne famille, qu’il n’a jamais appelée que la prostituée. Il est prouvé d’ailleurs que cet abominable prêtre a passé sa vie à donner et à recevoir des coups de bâton. Vous avez les pièces entre les mains : je vous demande en grâce de presser cette affaire . J’aurai très soin que vous ne perdiez pas vos peines. Vous me paraissez l’ennemi des usurpations et des violences ecclésiastiques ; vous signalerez également votre équité, votre savoir, et votre éloquence.
Je vous soumets cette pancarte : vous y verrez, monsieur, que l’on me poursuit avec l’ingratitude la plus furieuse, tandis que je me ruine à faire du bien. Il me paraît que c’est là le cas d’un appel comme d’abus. La loi qui défend aux curés d’exercer le ministère d’official et de promoteur doit exister, car il n’est pas naturel que le juge des curés soit curé lui-même . Cette loi ne serait pas rapportée dans un livre qui sert de code aux prêtres si elle n’avait pas été portée, et si elle n’était pas en vigueur. Elle est fondée sur les mêmes raisons qui ne souffrent pas qu’un official et un promoteur soient pénitenciers.
De tout mon cœur, monsieur, et sans compliment, votre, etc. »
1 Voir lettre du 6 juillet 1761 à Arnoult : http://www.monsieurdevoltaire.com/article-correspondance-annee-1761-partie-28-122085604.html . Le promoteur était l'équivalent du procureur du roi dans les cours ecclésiastiques . L’official est un « juge d’Église commis par un greffier, ou par un chapitre ou par un abbé . »
2 Et la sangsue ne lâchera pas la peau qu'elle ne soit rassasiée de sang ; Horace, Art poétique, 476 .
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mon cinquième acte n’en est pas moins insipide. Je ne sais plus comment m’y prendre pour trouver des sujets nouveaux : j’ai été en Amérique et à la Chine . Il ne me reste que d’aller dans la lune. J’en suis malade ; me voilà comme une femme qui a fait une
... fausse couche "
Fanfoué Hollande résume ainsi son quinquennat s'il est encore lucide, ou alors on peut attribuer cette citation au regrettable Niko Sarkozy , -mais non regretté-, en 2011 .
Toutefois je doute que notre président sortant soit "malade", au plus déçu ; le pouvoir est un baume merveilleux qui rend dépendant, accro, addict ! le désir de se représenter en est une preuve . Peut-on le considérer comme maladie professionnelle ? Est-ce pour ça qu'on leur octroie une si confortable retraite ?
« A Charles-Augustin Ferriol, comte d'Argental, Envoyé
de Parme etc.
rue de la Sourdière
à Paris
et à
Jeanne-Grâce Bosc du Bouchet, comtesse d'Argental
15 Juin 1761.
Divins anges, ne m’avez-vous pas pris pour un hâbleur qui vous faisait un portrait exagéré de ses fardeaux et tribulations ? Je ne vous en ai pas dit la moitié . Voici le comble. J’abandonne ma tragédie 1. Le cinquième acte ne pouvait être déchirant ; et, sans grand cinquième acte, point de salut. J’ai tourné et retourné le tout dans ma chétive tête . Froid cinquième acte, vous dis-je. Vous me direz que ce sont mes procès qui m’appauvrissent l’imagination ; au contraire, ils me mettent en colère, et cela excite . Mais mon cinquième acte n’en est pas moins insipide. Je ne sais plus comment m’y prendre pour trouver des sujets nouveaux : j’ai été en Amérique et à la Chine . Il ne me reste que d’aller dans la lune. J’en suis malade ; me voilà comme une femme qui a fait une fausse couche. Est-il vrai qu’on a représenté Athalie avec magnificence 2, et que le public s’est enfin aperçu que Joad avait tort, et qu’Athalie avait raison ?
Protégez-vous la petite Durancy ? protégez-vous Crispin Hurtaud 3 ? Mais est-il bien vrai qu’on ne prendra point Belle-Isle 4?
N’allez pas me laisser là, s’il vous plaît, si je ne trouve pas un beau sujet . Il ne faut pas chasser un vieux serviteur, parce qu’il n’est plus bon à rien ; il faut le plaindre et l’encourager.
Avez-vous les Trois sultanes 5? On dit que cela est charmant ; point d’intrigue, mais beaucoup d’esprit et de gaieté.
Enfin, mes chers anges, vous avez donc fait grâce au Droit du Seigneur 6 ; vous avez comblé de joie madame Denis : elle était folle de cette bagatelle. Je ne sais si Thieriot sera bien adroit, ni comment il s’y prend.
Mille tendres respects. »
1 La version révisée de Zulime .
2 Une nouvelle mise en scène d'Athalie avait donné lieu à une première représentation le 4 mai 1761 avec un succès moindre que pour la série précédente de février-mars 1759 . Voir : https://fr.wikipedia.org/wiki/Athalie_%28Racine%29
3 Pseudonyme de V* pour Le Droit du seigneur .
4 Cette île était déjà prise .Voir : https://fr.wikipedia.org/wiki/Prise_de_Belle-%C3%8Ele-en-Mer
5 Soliman second , comédie de Favart connu aussi sous le nom des Trois sultanes, avait été joué au Théâtre -Italien le 9 avril 1761 . Voir : https://archive.org/details/solimansecondoul00favauoft
6 D'Argental avait présenté la pièce aux comédiens ou était sur le point de le faire . Diderot écrivait à Damilaville en juin-juillet 1761 : « Comment voulez-vous qu'au milieu de tout cela on se souvienne de votre petit conseiller de Dijon ? Cependant sa pièce a été remise aux semainiers qui en ont fait leur rapport ; et il est décidé que, lundi prochain, elle sera reçue ou refusée . Voilà ce que vous pouvez dire à M. d'Argental, en lui présentant mes respects . » ; les semainiers sont les acteurs en charge des affaires courantes pour la semaine . Voir : http://www.theatre-classique.fr/pages/programmes/edition.php?t=../documents/VOLTAIRE_DROITDUSEIGNEUR.xml
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09/05/2016
les friponneries des regrattiers
... Au sens figuré, dégoûtent le consommateur/citoyen/électeur floué . Que tous les candidats à la présidentielle arrêtent de prendre les contribuables pour une clientèle abrutie et cessent de servir la même soupe froide avec des rogatons . La nausée est là , l'écoeurement est déjà dépassé, une bonne dose de vérité est indispensable .
Mon opinion laverait-elle plus blanc que blanc ?... Et qui ?
« A Louis-Gaspard Fabry, Maire et
subdélégué
à Gex
Monsieur, il y a plusieurs articles sur lesquels il faut que j'aie l'honneur de vous écrire . Premièrement je dois vous renouveler mes remerciements . Je crois que vous savez combien on a été indigné à Dijon de la malhonnêteté et de l'insolence absurde avec laquelle on s'est conduit au sujet de l'église de Ferney . J'ai bien voulu continuer à la faire bâtir, quoique je dusse attendre qu'on eût eu avec moi les procédés qu'on me devait .
Il serait à souhaiter que M. de Villeneuve voulût bien venir à Ferney au mois de septembre ou d'octobre . Il y trouverait M. de Montigny , le commissaire du roi pour les sels, et on pourrait, je crois , finir alors l'affaire du baron Sédillot ; nous aurons dans ce temps M. le premier président de La Marche, qui n'aime point du tout les friponneries des regrattiers 1. Il est fort lié avec monsieur l'intendant, et il l'encouragerait à terminer .
Je vous propose actuellement, monsieur, de sauver les têtes, les bras , et les jambes, à une centaine de personnes ; on bâtit actuellement un théâtre à Châtelaine 2, il a la réputation de n'être point du tout solide, les curieux qui l'ont été voir disent que les poutres ont déjà fléchi, et sont sorties de leurs mortaises . On ne veut point aller à ce spectacle, à moins que vous n'ayez la bonté d'envoyer deux charpentiers experts pour visiter la salle, et faire leur rapport . Si vous vouliez m'envoyer un ordre pour Jacques Gaudet, charpentier de Moens, et pour François-Louis Landry, qui travaillent tous deux chez moi à Ferney, j'irais avec eux, et je vous enverrais leur rapport signé d'eux .
Je vous recommande, monsieur, les bras et les jambes de ceux qui aiment la comédie ; pour mon cœur il est à vous, et je serai toute ma vie, monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur
Voltaire
Ferney 14è juin 1761 . »
1 Pour l'affaire des sels, voir lettre du 4 décembre 1758 à Le Bault : http://voltaireathome.hautetfort.com/archive/2013/12/21/je-vais-tacher-de-faire-un-peu-de-bien-dans-un-pays-ou-je-ne-5252467.html
Voir aussi : https://fr.wiktionary.org/wiki/regrattier
2 Voir : chapitre 6 page xlix, pages lii et 9 : https://books.google.fr/books?id=b95PAwAAQBAJ&pg=PR52&lpg=PR52&dq=th%C3%A9%C3%A2tre+de+chatelaine+1761+voltaire&source=bl&ots=zh4q7M7vlS&sig=IS4L_FNTesimC1rmDzKQyf386MM&hl=fr&sa=X&ved=0ahUKEwjZh8S2xsvMAhWMbxQKHXpQCwAQ6AEIHTAA#v=onepage&q=th%C3%A9%C3%A2tre%20de%20chatelaine%201761%20voltaire&f=false
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08/05/2016
J’écris en français, ne dois-je pas me conformer à la douceur de la prononciation française ?
... Ach ! les pétits soizeaux kasouillent dans lé pranches !
« A Ivan Ivanovitch Schouvalov
A Ferney, 11 Juin 1761 1
Monsieur, vous vous êtes imposé vous-même le fardeau de l’importunité que mes lettres, peut-être trop fréquentes, doivent vous faire éprouver ; voilà ce que c’est que de m’avoir inspiré de la passion pour Pierre-le-Grand et pour vous : les passions sont un peu babillardes.
Votre Excellence a dû recevoir plusieurs cahiers qui ne sont que de très faibles esquisses ; j’attendrai que vous fassiez mettre en marge quelques mots qui me serviront à faire un vrai tableau ; ils ont été écrits à la hâte. Vous distinguerez aisément les fautes du copiste et celles de l’auteur, et tout sera ensuite exactement rectifié : j’ai voulu seulement pressentir votre goût pour m'y conformer.
Dès que j’ai pu avoir un moment de loisir, j’ai lu les remarques sur le Ier tome 2, envoyées par duplicata, desquelles je n’ai reçu qu’un seul exemplaire, l’autre ayant été perdu, apparemment avec les autres papiers confiés à M. Puschkin.
Je vous prierai en général, vous, monsieur, et ceux qui ont fait ces remarques, de vouloir bien considérer que votre secrétaire des Délices écrit pour les peuples du Midi, qui ne prononcent point les noms propres comme les peuples du Nord. J’ai déjà eu l’honneur de remarquer avec vous qu’il n’y eut jamais de roi de Perse appelé Darius, ni de roi des Indes appelé Porus ; que l’Euphrate, le Tigre, l’Inde, et le Gange, ne furent jamais nommés ainsi par les nationaux, et que les Grecs ont tout grécisé.
Graiis dedit ore rotundo
Musa loqui .3
Pierre-le-Grand ne s’appelle point Pierre chez vous ; permettez cependant que l’on continue à l’appeler Pierre ; à nommer Moscow, Moscou ; et la Moskowa, la Moska 4, etc.
J’ai dit que les caravanes pourraient, en prenant un détour par la Tartarie indépendante, rencontrer à peine une montagne de Pétersbourg à Pékin, et cela est très vrai ; en passant par les terres des Eluths, par les déserts des Kalmouks-Kottkots, et par le pays des Tartares de Kokonor, il y a des montagnes à droite et à gauche ; mais on pourrait certainement aller à la Chine sans en franchir presque aucune ; de même qu’on pourrait aller par terre, et très aisément, de Pétersbourg au fond de la France, presque toujours par des plaines. C’est une observation physique assez importante, et qui sert de réponse au système, aussi faux que célèbre, que le courant des mers a produit les montagnes de Pétersbourg à la Chine ; mais je dis qu’on pourrait les éviter en prenant des détours.
Je ne conçois pas comment on peut me dire qu’on ne connaît point la Russie noire. Qu’on ouvre seulement le dictionnaire de Moreri 5 au mot Russie, et presque tous les géographes, on trouvera ces mots : Russie noire, entre la Volhinie et la Podolie, etc.
Je suis encore très étonné qu’on me dise que la ville que vous appelez Kiow ou Kioff ne s’appelait point autrefois Kisovie. La Martinière est de mon avis : et si on a détruit les inscriptions grecques, cela n’empêche pas qu’elles n’aient existé.
J’ignore si celui qui transcrivit les mémoires à moi envoyés par vous, monsieur, est un Allemand : il écrit Iwan Wassiliewitsch, et moi j’écris Ivan Basilovis ; cela donne lieu à quelques méprises dans les remarques.
Il y en a une bien étrange à propos du quartier de Moscou appelé la Ville chinoise. L’observateur dit , que ce quartier portait ce nom avant qu’on eût la moindre connaissance des Chinois et de leurs marchandises. J’en appelle à Votre Excellence : comment peut-on appeler quelque chose chinois, sans savoir que la Chine existe ? dirait-on la valeur russe, s’il n’y avait pas une Russie ?
Est-il possible qu’on ait pu faire de telles observations ? Je serais bien heureux, monsieur, si vos importantes occupations vous avaient permis de jeter les yeux sur ces manuscrits que vous daignez me faire parvenir. L’écrivain prodigue les s, c, k, h, allemands. La rivière que nous appelons Veronise, nom très doux à prononcer, est appelée, dans les mémoires Woronestsch , et dans les observations, on me dit que vous prononcez Voronege : comment voulez-vous que je me reconnaisse au milieu de toutes ces contrariétés ? J’écris en français, ne dois-je pas me conformer à la douceur de la prononciation française ?
Pourquoi, lorsqu’en suivant exactement vos mémoires, ayant distingué les serfs des évêques et les serfs des couvents, et ayant mis pour les serfs des couvents le nombre de 721 500, ne daigne-t-on pas s’apercevoir qu’on a oublié un zéro en répétant ce nombre à la page 59 6, et que cette erreur vient uniquement du libraire, qui a mal mis le chiffre en toutes lettres ?
Pourquoi s’obstine-t-on à renouveler la fable honteuse et barbare du czar Ivan Basilovis, qui voulut faire, dit-on, clouer le chapeau d’un prétendu ambassadeur d’Angleterre, nommé Bèze, sur la tête de ce pauvre ambassadeur ? Par quelle rage ce czar voulait-il que les ambassadeurs orientaux lui parlassent nu-tête ? L’observateur ignore-t-il que dans tout l’Orient, c’est un manque de respect que de se découvrir la tête ? Interrogez, monsieur, le ministre d’Angleterre, et il vous certifiera qu’il n’y a jamais eu de Bèze ambassadeur ; le premier ambassadeur fut M. de Carlile 7.
Pourquoi me dit-on qu’au VIè siècle on écrivait à Kiovie sur du papier, lequel n’a été inventé qu’au XIIè siècle ?8
L’observation la plus juste que j’aie trouvée est celle qui concerne le patriarche Photius. Il est certain que Photius était mort longtemps avant la princesse Olha ; on devait écrire Polyeucte au lieu de Photius : Polyeucte était patriarche de Constantinople au temps de la princesse Olha. C’est une erreur de copiste que j’aurais dû corriger en relisant les feuilles imprimées 9; je suis coupable de cette inadvertance, que tout homme qui sera de bonne foi rectifiera aisément.
Est-il possible, monsieur, qu’on me dise, dans les observations, que le patriarchat de Constantinople était le plus ancien ? c’était celui d’Alexandrie ; et il y avait eu vingt évêques de Jérusalem avant qu’il y en eût un à Byzance.
Il importe bien vraiment qu’un médecin hollandais se nomme Vangad ou Vangardt ! vos mémoires, monsieur, l’appellent Vangad, et votre observateur me reproche de n’avoir pas bien appelé le nom de ce grand personnage. Il semble qu’on ait cherché à me mortifier, à me dégoûter, et à trouver, dans l’ouvrage fait sous vos auspices, des fautes qui n’y sont pas.
J’ai reçu aussi, monsieur, un mémoire intitulé : Abrégé des recherches de l’antiquité des Russes, tiré de l’Histoire étendue à laquelle on travaille.10
On commence par dire, dans cet étrange mémoire, que l’antiquité des Slaves s’étend jusqu’à la guerre de Troie, et que leur roi Pilimène alla avec Anténor au bout de la mer Adriatique, etc. C’est ainsi que nous écrivions l’histoire il y a mille ans c’est ainsi qu’on nous faisait descendre de Francus par Hector, et c’est apparemment pour cela qu’on veut s’élever contre ma préface, dans laquelle je remarque ce qu’on doit penser de ces misérables fables. Vous avez, monsieur, trop de goût, trop d’esprit, trop de lumières, pour souffrir qu’on étale un tel ridicule dans un siècle aussi éclairé.
Je soupçonne le même Allemand d’être l’auteur de ce mémoire , car je vois Ivanovis, Basilovis, orthographiés ainsi Ivanowistsch Waciliewistsch. Je souhaite à cet homme plus d’esprit et moins de consonnes.
Croyez-moi, monsieur, tenez-vous en à Pierre-le-Grand ; je vous abandonne nos Chilpéric, Childéric, Sigebert, Caribert, et je m’en tiens à Louis XIV.
Si Votre Excellence pense comme moi, je la supplie de m'en instruire. J’attends l’honneur de votre réponse, avec le zèle et l’envie de vous plaire que vous me connaissez ; et je croirai toujours avoir très bien employé mon temps, si je vous ai convaincu des sentiments pleins de vénération et d’attachement avec lesquels je serai toute ma vie,
monsieur,
de Votre Excellence,
le très humble et très obéissant serviteur
Voltaire
Au château de Ferney en Bourgogne
par Genève 11è juin 1761. »
1 C'est une minute partiellement autographe qui a servi de « copie » pour Kehl ; elle porte la mention de V* « Lettre écrite à M. de Schouvalou le 11 juin 1761, envoyée à M. de Soltikoff » ; la citation latine qui n'y figure pas a été ajoutée par V* sur le manuscrit original .
2 Ces remarques sont sans doute celles de Gerhard Friedrich Müller dans son anonyme « Beurtheilung des Geschichte des Russischen Reiches, unter der Regierung Peter des Grossen, vom Herrn Voltaire, in einem Schreiben an den Herausgeber des gemeinnützigen Magazins », 1761 ; l'auteur relève cinq cents fautes de l'ouvrage .
3 La muse a donné aux Grecs la faculté de parler d'une bouche harmonieuse ; Horace, Art poétique, 323-324 .
4 Voir lettre du 1er août 1758 à Schouvalov où V*traite ce problème de la transcription des mots russes : http://voltaireathome.hautetfort.com/archive/2013/09/27/s-enrichir-par-l-agriculture-il-a-fallu-que-le-gouvernement.html
5 Dans le Grand dictionnaire historique, édition de Bâle, 1740 .
6 Dans la première édition du volume 1 .
7 Ce premier ambassadeur fut Charles Howard, premier comte de Carlisle en 1663-1664 .
8 On fabriqua du papier en Europe au Xè siècle ; la bibliothèque de l'université de Leyde conserve un manuscrit arabe sur papier du IXè siècle, et il faut ajouter que le papier fut d'usage en Chine encore auparavant .
9 Voir la Préface, III .
10 Sans doute de Mikhaïl Vasilievitch Lomonossov dont un ouvrage a été récemment publié et dont un autre devait l'être en 1766 .
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