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11/01/2011

les vieilles têtes rongées de la teigne de la barbarie mourront bientôt

 

 

 

 

« A Jean Le Rond d'Alembert

 

13è janvier 1769

 

Je vous renvoie, mon cher philosophe, votre chien danois i. Il est beau, bien fait, hardi, vigoureux, et vaut mieux que tous les petits chiens de manchon qui lèchent et qui jappent à Paris.

Votre discours est excellent, vous êtes presque le seul qui n'alliez jamais ni en deçà ni en delà de votre pensée. Je vous avertis que j'en ai tiré copie.

Le Mercure devient bon ii. Il y a des extraits de livres fort bien faits ; pourquoi ne pas y insérer ce discours dont le public a besoin iii? La Bletterie a juré à son protecteur et à sa protectrice iv qu'il ne m'avait point eu en vue et qu'il me permettait de ne pas me faire enterrer . Il dit aussi qu'il n'a point songé à Marmontel quand il a parlé de Bélisaire, ni au président Hénault quand il a dit que la précision des dates est le sublime des historiens sans talents v. J'ai tourné le tout en plaisanterie.

A propos du président Hénault, le marquis de Bélestat m'a écrit enfin qu'il était très fâché que j'eusse douté un moment que le portrait de Sha Abas et du président fussent de lui vi; qu'ils sont très ressemblants, que tout le monde est de son avis, et qu'il n'en démordra point vii. J'ai envoyé sa lettre à notre ami Martin . On a fait trois éditions de ce petit ouvrage en province, car la province pense depuis quelques années ; il s'est fait un prodigieux changement par exemple dans le parlement de Toulouse ; la moitié est devenue philosophe et les vieilles têtes rongées de la teigne de la barbarie mourront bientôt viii.

Oui, sans doute , je regrette Damilaville ix. Il avait l'enthousiasme de Saint Paul et n'en avait ni l'extravagance ni la fourberie . C'était un homme nécessaire . Oui, oui, l'A.B.C. est d'un membre du parlement d'Angleterre nommé Huet x, parent de l'évêque d'Avranches et connu par de pareils ouvrages . Le traducteur est un avocat nommé La Bastide ; ils sont trois de ce nom là . Il est difficile qu'ils soient égorgés tous les trois par les assassins du chevalier de La Barre.

Vous n'avez point de bons livres à Paris , Le Militaire philosophe xi, Les Doutes xii, L'Imposture sacerdotale xiii, Le polissonnisme dévoilé xiv; il parait tous les huit jours un livre dans ce goût en Hollande . La Riforma d'Italia xv, qui n'est pourtant qu'une déclamation, a fait un prodigieux effet en Italie. Nous aurons bientôt de nouveaux cieux et une nouvelle terre ; j'entends pour les honnêtes gens : car pour la canaille le plus sot ciel et la plus sotte terre est ce qu'il lui faut.

Je prends le ciel et la terre à témoins que je vous aime de tout mon cœur.

Par Dieu, vous êtes bien injuste de me reprocher des ménagements pour gens puissants xvi que je n'ai connus jadis que pour gens aimables, à qui j'ai les dernières obligations, et qui même m'ont défendu contre les monstres. En quoi puis-je me plaindre d'eux ? Est-ce parce qu'ils m 'écrivent pour me jurer que La Bletterie jure qu'il n'a pas pensé à moi ? Faudrait-il que je me brûlasse toujours les pattes pour tirer les marrons du feu ? Ce sont les assassins xvii que je ne ménage pas ; voyez comme ils sont fêtés, tome Ier et tome IV du Siècle. »

 

i Discours prononcé à l'Académie en l'honneur du roi de Danemark.

 

ii Lacombe a pris la direction du Mercure en juillet 1768, succédant à La Place ; V* lui écrira : « Enfin nous avons un bon Mercure » et souscrira à nouveau.

Page 143 : http://books.google.be/books?id=sJvdVcXBdSoC&pg=PA143...

 

iii Le Mercure de janvier n'en donnera qu'un bref résumé.

 

iv Duc et duchesse de Choiseul ; le duc a écrit à V* le 16 novembre 1768 : « L'abbé de La Bletterie n'a jamais dit que vous aviez oublié de vous faire enterrer ...; il ne vous a point eu en vue du tout dans les notes de son ouvrage ; il me l'a juré, et pour peu qu'on le connaisse, l'on est obligé de le croire. » Cf. lettre à Mme du Deffand du 26 décembre : http://voltaireathome.hautetfort.com/archive/2010/12/25/q...

 

v Ce que vient de lui écrire Mme du Deffand le 5 janvier, ajoutant : « Personne ne lui en a fait l'application [à Hénault] », car , dit-elle, « La Bletterie parle des historiens, et le président n'a prétendu faire qu'une chronologie. »

 

vi A savoir les critiques contre Louis XV et le président Hénault contenues dans l'Examen de la nouvelle histoire de Henri IV ( que V* attribuera à La Beaumelle) ; cf. lettre à Hénault du 13 septembre, lettre à d'Argental du 18 septembre: http://voltaireathome.hautetfort.com/archive/2010/09/18/d...

, Mme Denis du 26 octobre : http://voltaireathome.hautetfort.com/archive/2010/10/26/m...

, Mme du Deffand du 21 décembre 1768 : http://voltaireathome.hautetfort.com/archive/2010/12/20/j...

 

vii Bélestat écrit à V* le 20 décembre 1768 pour assumer la paternité de l'ouvrage : « Je le lus il y a quelque temps à l'Académie, et je ne vois pas ce qui pourrait m'engager à le désavouer ... je ne souffrirais pas que qui que ce soit abusât de mon nom... ». Il se justifie ainsi : « La page 24 que vous avez fait copier est une critique vague de l'éducation raisonnée de la plupart des princes, et n'est applicable à aucun d'eux en particulier ... Quant au président Hénault, j'en ai dit ce qu'en pensent tous ceux qui sont versés dans notre histoire... »

 

viii L'abbé Audra lui a écrit le 20 novembre de Toulouse : « Vous ne sauriez croire combien augmente dans cette ville le zèle des gens de bien et leur amour et leur respect pour le patriarche de la tolérance et de la vertu ... Quant au parlement et à l'ordre des avocats, presque tous ceux qui sont au-dessous de l'âge de trente cinq ans sont pleins de zèle et de lumière, et il ne manque pas de gens instruits parmi les personnes de condition. »

 

ix Décédé en décembre.

 

x L'A.B.C. est attribué à V* ; le nom de Huet vient peut-être de celui de William Hewet qui lui demandait de patronner son Essai sur la religion et lui annonçait sa visite le 3 décembre 1758 ; cf. lettres à Mme du Deffand du 21 et 26 décembre 1768 : http://voltaireathome.hautetfort.com/archive/2010/12/25/q...

 

xi Édité principalement par Naigeon, d'après le manuscrit des Difficultés sur la religion, proposées au père Malebranche.

 

xii Doutes sur la religion, suivis de l'analyse du traité théologico-politique de Spinoza, par le comte de Boulainvilliers, qui peut être en réalité de Guéroult de Pival, 1767.

 

xiii Du baron d'Holbach, 1767.

 

xiv = Le Christianisme dévoilé du baron d'Holbach.

 

xv De Pilati di Tassulo.

 

xvi Le 2 janvier d'Alembert a écrit : « Vous voyez ... ce qui en arrive quand on les flatte ; ils trouvent mauvais qu'on se moque des plats auteurs qu'ils protègent ; on s'expose à de tels reproches quand on caresse ceux qui les font. » Page 218 : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k80039n/f223.image.p...

 

xvii Tant ceux qui condamnent à mort que ceux qui exécutent par fanatisme.

10/01/2011

Comme je sais que vous aimez passionnément les hypocrites

Fin d'un bonheur populaire déclaré officiellement ? Fin de l'hypocrisie ?

Si Volti n'a pas vu de sang couler en ce début de conflit franco-genevois, il en verrait en Afrique du Nord où le ras le bol populaire contre les dirigeants politiques vient de faire sauter le couvercle à propos de la cherté de la vie.

Affamer la population , dictateurs modernes, sachez- le, mène à la révolte si ce n'est la révolution . Seriez vous assez incultes pour oublier les leçons de l'histoire ? En mon fors intérieur, je le suppose . Seriez vous de banals tyrans ? Je le crois, itou !

Vous qui savez si bien faire suer le burnou, présidents et ministres, quand va-t-on , enfin, vous envoyer balayer le Sahara ?

Je crains cependant que, dans ces pays où l'oral et la tradition sont si forts, le couvercle du couscoussier ne retombe aussi vite qu'il est monté dès qu'un beau parleur armé caressera le peuple dans le sens du poil . Une manière de mai 68 avec nouveaux BO-BOs pour résultat . Les prisons garderont encore les mêmes locataires.

Le monde occidental ne râlera que pour des vacances annulées à Djerba, ou autre lieu pour amateur de bronzette, et plus si affinité ! 

 

 

 

« A Frédéric II, landgrave de Hesse-Cassel

 

A Ferney, le 13 janvier 1767

 

Monseigneur,

 

Comme je sais que vous aimez passionnément les hypocrites, je prends la liberté de vous envoyer pour vos étrennes un petit éloge de l'hypocrisie i, adressé à un digne prédicant de Genève. Si cela peut amuser Votre Altesse Sérénissime, l'auteur, quel qu'il soit, sera trop heureux.

Votre Altesse Sérénissime est informée sans doute de la guerre que les troupes invincibles de Sa Majesté Très Chrétienne font à l'auguste république de Genève ii. Le quartier général est à ma porte. Il y a déjà eu beaucoup

de beurre et de fromage d'enlevé, beaucoup d'œufs cassés, beaucoup de vin bu, et point de sang répandu. La communication étant interdite entre les deux empires, je me trouve bloqué dans ce petit château que Votre Altesse Sérénissime a honoré de sa présence. Cette guerre ressemble assez à la Secchia rapita iii, et si j'étais plus jeune, je la chanterais assurément en vers burlesques. Les prédicants, les catins et surtout le vénérable Covelle y joueraient un beau rôle iv. Il est vrai que les Genevois ne se connaissent pas en vers, mais cela pourrait réjouir les princes qui s'y connaissent. La seule chose que j'ambitionne à présent, Monseigneur, ce serait de venir au printemps vous renouveler mes sincères hommages.

J'ai l'honneur, etc.

Voltaire »

 

i Maître Guignard, ou De l'hypocrisie, diatribe par M. Robert Covelle, qui parut dans les Honnêtetés littéraires. http://books.google.be/books?id=7CwHAAAAQAAJ&pg=PA237...

 

 

ii Il y a eu échec de la médiation et par suite un blocus ; cf. lettre à Choiseul du 9 janvier : http://voltaireathome.hautetfort.com/archive/2009/01/09/b...

 

iii Poême héroï-comique d'Alexandro Tassoni qui paru pour la première fois à Paris en 1622.

Tassoni : http://fr.wikipedia.org/wiki/Alessandro_Tassoni

 

La Secchia rapita (Le Seau enlevé) : http://www.intratext.com/ixt/ITA1687/

mis en musique par Antonio Salieri : http://www.deezer.com/listen-1857902

 

http://books.google.be/books?id=DvgZAAAAYAAJ&printsec...

 

iv V* écrit La Guerre civile de Genève : http://www.voltaire-integral.com/Html/09/09GUERCI.htm...

cf. lettre aux d'Argental du 4 février 1766 : http://voltaireathome.hautetfort.com/archive/2010/02/03/2...

 

 

 

09/01/2011

Vous n'êtes point calvinistes, vous êtes hommes

Ah ! quand pourra-t-on dire, en mettant n'importe quel épithète religieux à la place de "calvinistes" : "vous êtes hommes" . Par exemple : "musulman intégriste" ? ou "juif intégriste" ? ou "catho intégriste" ?

Pourquoi en est-on encore , pourquoi en suis-je encore, à parler de celà au futur ?

Pourquoi faut-il que le pouvoir de nocivité de la religion l'emporte sur le bon côté ? Le "côté obscur de la force", connu et reconnu, fait encore les choux gras de trop de profiteurs . Et encore Dark Vador fait figure de débutant devant ces chacals de notre monde réel (que les chacals me pardonnent cette discourtoise comparaison). 

Grattez la religion et vous trouvez le pognon , ni plus ni moins . Religion = bon filon qui rapporte bien plus que le paradis hypothétique promis aux crédules ; bon filon qui rapporte à coup sûr, sans pelleteuse, sans se salir les mains ; juste se saloper un peu l'esprit , si tant est que ces prêcheurs-menteurs en aient un . Ce sont des hommes de main, des assassins patentés . Je vous éxècre .

 

 

 

« A Monsieur le ministre Jacob Vernes

chez Monsieur son père à Genève

 

A Montriond, 13 janvier 1757.

 

 

C'est une chose bien honorable pour Genève, mon cher et aimable ministre, qu'on imprime dans cette ville que Servet était un sot et Calvin un barbare i. Vous n'êtes point calvinistes, vous êtes hommes. En France on est fou, et vous voyez qu'il y a des fous furieux. Ravaillac a laissé des bâtards ii. J'ai bien peur que celui-ci ne soit un prêtre janséniste . Les jésuites ont à se plaindre qu'il ait été sur leur marché. Je ne sais encore aucun détail sur cette horrible aventure. Si vous apprenez quelque chose dans votre ville où l'on apprend tout, faites-en part aux solitaires de Montriond. Je suis bien fâché que v[ous ne] soyez venu dans cet ermitage q[ue quand] je n'y étais pas . Mme Denis [et moi] nous vous faisons les plus sincèr[es et les] plus tendres compliments.

 

V. »

 

i C'est le résumé brut de ce que V* a écrit dans le chapitre 134 de l'édition de 1756 de l'Essai sur les Mœurs. On a effectivement imprimé le chapitre à Genève, il y aura une vive réaction ;

cf. lettres du 20 mai à Thieriot et 6 septembre 1757 à Le Fort.

page 435 : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k80033k/f439.image.p...

lettre à Thieriot datée du 26 marsen réalité du 20 mai, publiée en mai .

 

http://voltaireathome.hautetfort.com/archive/2010/09/06/q... : lettre à Isaac Le Fort

 

ii Il s'agit de l'attentat de Damiens contre Louis XV qui eut lieu le 5 janvier et dont V* vient d'apprendre la nouvelle.

http://fr.wikipedia.org/wiki/Robert_Fran%C3%A7ois_Damiens...

08/01/2011

je vous conjure instamment d'avoir toujours du courage

 

 

 

 

« A Jean Le Rond d'Alembert

 

A Lausanne, 8 de janvier [1758]

 

On se vante à Genève que vous êtes obligé de quitter l'Encyclopédie, non seulement à cause de l'article Genève, mais pour d'autres raisons que les prêtres n'expliquent pas à votre avantage i. Si vous avez quelque dégoût mon cher philosophe, mon cher ami, je vous conjure de le vaincre ; ne vous découragez pas dans une si belle carrière. Je voudrais que vous et M. Diderot, et tous vos associés, protestassent qu'en effet ils abandonneront l'ouvrage, s'ils ne sont libres, s'ils ne sont à l'abri de la calomnie, si on n'impose pas silence, par exemple, aux nouveaux Garasse qui vous appellent des Kakouacs ii; mais que vous seul renonciez à ce grand ouvrage, tandis que les autres le continueront, que vous fournissiez ce malheureux triomphe à vos indignes ennemis, que vous laissiez penser que vous avez été forcé de quitter, c'est ce que je ne souffrirai jamais ; et je vous conjure instamment d'avoir toujours du courage . Il eût fallu, je le sais, que ce grand ouvrage eût été fait et imprimé dans un pays libre, ou sous les yeux d'un prince philosophe iii; mais, tel qu'il est, il aura toujours des traits dont les gens qui pensent vous auront une éternelle obligation.

 

Que veulent dire ceux qui vous reprochent d'avoir trahi le secret de Genève iv? Est-ce en secret que Vernet, qui vient établir une commission de prêtres contre vous v, a imprimé que la révélation est utile ? est-ce en secret que le mot de Trinité ne se trouve pas une fois dans son catéchisme vi? est-ce en secret que les autres impertinents prêtres de Hollande ont voulu le condamner ? Vous n'avez dit que ce que savent toutes les communions protestantes ; votre livre est un registre public des opinions publiques. Ne vous rétractez jamais, et ne paraissez pas céder à ces misérables en renonçant à l'Encyclopédie. Vous ne pourriez faire une plus mauvaise démarche, et surement vous ne la ferez pas. On vous écrira une lettre emmiellée ; ne vous y laissez pas attraper, de quelque part qu'elle vienne. On écrira à M. de Malesherbes ; c'est à lui de vous soutenir, et vous n'avez besoin d'être soutenu de personne.

 

Enfin, au nom des lettres et de votre gloire, soyez ferme, et travaillez à l'Encyclopédie.

 

Voici Hémistiche et Heureux vii. J'ai tâché de rendre ces articles instructifs ; je déteste la déclamation. Bonsoir ; expliquez-moi, je vous en prie, toutes vos intentions, et comptez que vous n'avez ni de plus grand admirateur ni d'ami plus attaché que le vieux Suisse V. »

 

i Le 11, d'Alembert écrit à V* qu'il est « excédé » des « satires odieuses ... qu'on publie contre (les encyclopédiste), et qui sont autorisées ... commandées même par ceux qui ont l'autorité en main » et de « l'inquisition nouvelle et intolérable qu'on veut exercer ». Les ennemis de d'Alembert parlent de questions d'argent.

Page 93 : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k80034x.r=11+janvier...

ii Le 27 décembre, Thieriot annonça à V* que les jésuites allaient publier un « écrit périodique intitulé La religion vengée » où ils devaient attaquer d'Alembert et Diderot et qu'ils faisaient « précéder ce grand ouvrage d'une satire allégorique ... dans laquelle ils les appellent des Kakouacs, d'après le mot grec kakos, méchant ». Ce mot kakouac est déjà utilisé dans le Mercure d'octobre 1757 où était inséré un premier mémoire sur les cacouacs sous le titre d'Avis utile ; cacouac alors désignait un monstre ayant sous la langue une poche de poison distillé à chaque mot. Jacob-Nicolas Moreau a publié en décembre 1757 un Nouveau Mémoire pour servir à l'histoire des cacouacs. François Garasse (1585-1631) fut un prédicateur jésuite pamphlétaire virulent.

iii Frédéric II de Prusse.

iv A Théodore Tronchin, le 15 janvier : « Tous vos ministres ... chez qui d'Alembert dînait tous les jours (Genève août 1756) se sont expliqués hautement avec lui ».

v Le 23 décembre la Vénérable Compagnie des pasteurs s'est réunie et a nommé des commissaires pour examiner l'article Genève de l'Encyclopédie. Elle a fait rédiger un mémoire à l'intention du Conseil de Genève . Théodore Tronchin, selon V*, est secrétaire du « comité des pères de l'Église ». le texte de la déclaration sera lu devant la Compagnie le 20 janvier 1758, adopté le 27 janvier et publié le 8 février à 1500 exemplaires.

 

vi Dans son Instruction chrétienne ou catéchisme familier pour les enfants. Dans l'édition 1754, Vernet intitule sa première section , Utilité de la révélation, alors qu'elle était nommée Nécessité de la révélation dans l'édition précédente

vii Ces articles paraitront dans le tome VIII en 1765.

Hémistiche : page 206 : http://books.google.be/books?id=hlg_AAAAcAAJ&pg=PA208...

Heureux : page 407, et : http://www.monsieurdevoltaire.com/article-dictionnaire-ph...

 

07/01/2011

quand il s'agira de travailler pour vous faire plaisir, rien ne me rebutera que la mort.

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« A Charles-Joseph Panckoucke

Libraire,etc.

à l'hôtel de Thou à Paris.

 

12è janvier 1778

 

J'ai reçu, Monsieur, votre paquet moitié imprimé moitié feuilles blanches i, trois mois après que vous me l'aviez annoncé. J'avais été si touché de votre dessein et de votre honnêteté ii que j'avais déjà corrigé près de douze volumes d'une édition que j'ai entre les mains iii. Il ne s'agira que de faire porter ces changements sur vos exemplaires. Ce travail très pénible pour un homme de mon âge accablé de maladies continuelles ne m'a rebuté pourtant que par l'énormité des fautes absurdes de l'ancien éditeur iv, et par l'extrême impertinence qu'il a eue d'ajouter à ce fatras intolérable un nombre prodigieux de sottises qui ne sont nullement de l'auteur v. Mais quand il s'agira de travailler pour vous faire plaisir, rien ne me rebutera que la mort.

 

Vous avez fait un bien mauvais marché ; vous avez été victime de l'avidité, de la sottise, et du mauvais goût des marchands de fadaises qui vous ont vendu cette détestable collection vi. Ces polissons, pour le vain plaisir de faire une édition encadrée, ont supprimé tous les millésimes, et tous les titres marginaux absolument nécessaires dans la partie historique. De sorte qu'un jeune homme qui voudrait apprendre quelque chose dans cet ouvrage ne saurait point si Turenne et le grand Condé vivaient sous Louis XIV ou Hugues Capet.

 

En vérité cette édition n'est bonne qu'à allumer le feu de la Saint Jean . Je vous plains beaucoup de vous être chargé d'une si ridicule marchandise. Tachez de vous en défaire à quelque prix que ce soit ; car elle commence à être furieusement décriée.

 

Si je suis en vie dans un an, je vous aiderai autant que je pourrai à faire une édition digne de vous. Je crois que des estampes seraient fort inutiles. Ces colifichets n'ont jamais été admis dans les éditions de Cicéron, de Virgile et d'Horace. Il faut imiter ces grands hommes dans cette simplicité si on ne peut pas imiter leurs perfections.

 

J'ai lu le second volume de votre A,B,C politique vii. Je vois bien que M. de Condorcet et M. d'Alembert n'ont pas travaillé pour vous . Je voudrais savoir quel est l'Allemand qui a fait un gros livre de l'article Allemagne. Serait-ce par hasard M. Grimm?

 

Je suis toujours bien content du journal de M. de La Harpe viii, mais fort mécontent de ce fou de public.

 

J'ai envoyé sur le champ à M. de Neufchâteau ce que vous avez demandé pour lui . Je reconnais toujours la noblesse de vos procédés, et je souhaite que vous ne vous en repentiez jamais.

 

Si vous connaissiez quels sont les auteurs du Journal de Paris, qu'on nomme la poste du soir ix, vous me feriez plaisir de m'en apprendre les noms.

 

Je fais mille compliments à madame votre sœur, et je vous embrasse de tout mon cœur avec une véritable amitié, sans aucune cérémonie.

 

V. »

i Panckoucke a fait intercaler dans un exemplaire de l'édition « encadrée » des Œuvres de Voltaire qu'il avait achetée à Cramer des feuilles blanches pour que l'auteur puisse y porter ses corrections.

 

ii Cf. lettre à Panckoucke du 20 novembre 1777. http://voltaireathome.hautetfort.com/archive/2009/11/20/l...

 

iii On a trouvé dans la bibliothèque de V*, deux exemplaires de cette édition partiellement corrigés.

 

iv Cramer.

 

v Cf. lettre de V* à Condorcet le 28 février 1776 à propos de ce reniement. Voir aussi page 260 : http://books.google.be/books?id=K4opKV-ssNYC&pg=PA260...

 

vi Cf. lettre du 28 février 1776 à Condorcet où V* accuse surtout le libraire genevois Bardin qui avait collaboré avec Cramer. Et voir lettre 398 à d'Alembert du 8 février 1776, page 743 : http://books.google.be/books?id=EV8jAQAAIAAJ&pg=PA744...

 

ix Claude Sautreau de Marsy est un des principaux auteurs du Journal de Paris fondé avec Cadet, Corancez, Romilly et Dussieux en 1777. V* posait déjà cette question en juin 1777 , cf. lettre à Chastellux du 7 juin, alors que le Journal avait attaqué le compte rendu élogieux qu'il avait fait pour la Félicité publique de Chastellux.

http://voltaireathome.hautetfort.com/archive/2010/06/15/j...

 

06/01/2011

un génie malin qui se moque de nous tous, et qui abandonne tout Paris à son temps réprouvé. Cela s'étend aussi à la banlieue

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Le barreau étant, depuis bien des lustres, une tragi -"comédie", je mets mes pas dans ceux de Brassens : Gare au gorille , avec son épilogue qui me ravit :

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Et A voix basse , de Juliette :

"Un article du code pénal,

Poilu comme une moisissure,

S'est comporté comme un vandale

Se soulageant dans mes chaussures "

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« A Alexandre-Marie-François de Paule de Dompierre d'Hornoy

6è janv[ier] 1774

Je veux croire, mon cher ami, pour l'honneur du climat de Paris, que vous n'avez pas le quart des neiges que nous avons à Ferney, et que vous allez tous les jours par un chemin très sec de La Chevrette i à la capitale. Vous allez augmenter votre famille ii. Voila une belle génération de gentilshommes picards qui se forme . Mes compliments à madame d'Hornoy et à ses enfants, s'il vous plait.

J'ai plus de correspondance avec les Grandes Indes qu'avec Paris. Cependant je ne laisse pas d'être informé quelquefois de ce qui se passe dans votre ancienne patrie. On m'a fait parvenir tout ce qui s'est dit, écrit, et fait , dans le drôle de procès de cet intrépide et plaisant Beaumarchais, qui se bat seul contre neuf ou dix personnes iii, qui donne à l'une quelques soufflets, à l'autre force coups de pieds au cul, qui les jette tous par terre et qui rit à leur nez quand ils sont tombés.

Le barreau est devenu une comédie où l'on bat des mains, où l'on rit, et où l'on siffle.

J'ai été un peu scandalisé de la Correspondance et des Œufs rouges iv, dans lesquels on prétend que nous devons manger les meilleurs petits pâtés du monde attendu que votre oncle l'abbé Mignot est , disent-ils, le petit-fils de ce fameux pâtissier Mignot dont il est parlé dans Boileau ; mais Boileau dit expressément que ce Mignot était un empoisonneur v, ce qui fait grand tort à la bonne chère que nous devons faire.

Un polisson nommé Clément s'est avisé de répéter cette belle généalogie dans une lettre critique à moi adressée vi, et imprimée avec permission tacite, de sorte qu'il est décidé à présent dans Paris que l'abbé Mignot n'osera plus faire servir de la pâtisserie sur sa table, à moins qu'elle ne soit excellente.

Il semble qu'il y ait un génie malin qui se moque de nous tous, et qui abandonne tout Paris à son temps réprouvé. Cela s'étend aussi à la banlieue. On m'a envoyé de tous côtés le testament de mort des deux dragons qui se sont avisés de mourir comme Caton, après avoir bu bouteille. Mais je trouve ces marauds fort impertinents de m'avoir fourré dans leurs caquets vii. Je me serais fort bien passé de leurs louanges. Je les suivrai bientôt, ce sera d'une façon toute naturelle. Mes quatre vingts ans, et mes maladies continuelles m'avertissent de faire mon paquet.

Je suis fâché que la nouvelle Mme de Florian viii soit en train de m'accompagner. Il est difficile qu'elle échappe à la maladie funeste dont elle est attaquée. Elle est condamnée par les médecins de Genève et de Montpellier malgré les remèdes du charlatan suisse ix qui connait si bien les maladies et le caractère des gens par une petite bouteille d'urine envoyée par la poste. Ne faites pas semblant de savoir ce triste arrêt quand vous écrirez à Florian. A peine le sait-il lui-même ; il faut lui laisser la consolation de l'espérance. Pendant que nous mourons, continuez votre belle occupation de repeupler le monde. Faite-nous de gros garçons vertueux comme vous ; que la bénédiction de Jacob se répande sur toute votre famille, et sur celle de M. et Mme de Magnanville x.

Je vous écris le jour que trois grands rois apportèrent de l'encens, de la myrrhe et de l'or au divin enfant. Je ne vous en envoie point, parce que je n'en ai point.

On dit que le fermier général La Boissière avait deux millions en or dans une petite cassette quand il est mort. On n'en trouvera pas tant dans la mienne. Adieu, mon cher ami, bien des compliments à l'accouchée, ou à l'acccouchable. »

 

i Propriété du beau-père de d'Hornoy, Magnanville, près de Paris.

Voir aussi : http://amue.academia.edu/PierreYvesBEAUREPAIRE/Papers/240...

ii Une fille, Constance.

iii Affaire Goëtzmann ; cf. lettre du 17 janvier à d'Argental .A venir...

iv La Correspondance secrète ou familière de M. de Maupéou avec M. de Sor*** ou Maupéouana de Augeard ; les Oeufs rouges de monseigneur Sorhouet mourant . A Monsieur de Maupéou, attribués à Mairobert ou à Augeard. Cf. http://voltaireathome.hautetfort.com/archive/2010/12/29/j...

v Dans les « Satires » de Nicolas Despréaux/Boileau: « Car Mignot c'est tout dire, et dans le monde entier / Jamais empoisonneur ne sut mieux son métier. » ; voir fin page 21 : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k70170v/f32.image.pa...

 

vi La Quatrième lettre à M. de Voltaire ; cf. lettre du 30 décembre 1773 à d'Argental : http://voltaireathome.hautetfort.com/archive/2010/12/29/j...

 

vii Affaire racontée par Grimm dans la Correspondance Littéraire en janvier 1774 . Deux jeunes gens, Bourdeaux et Humain, se suicidèrent dans un cabaret à StDenis le jour de Noël 1773 et laissèrent un testament assez nettement matérialiste et uù ils ne mentionnaient pas V*.

Page 341-347 : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k57843695/f345.image...

viii Lucrèce-Angélique Rilliet, née Normandie, deuxième femme du marquis de Florian, divorcée et huguenote. La première femme du marquis ayant été Marie-Elisabeth Mignot le 7 mai 1762, veuve de Nicolas-Joseph de Dompierre de Fontaine en 1758, cette nièce de V* mourra en 1771. Cf. lettre à d'Argental du 1er avril 1772 . Et Page 128 lettre au cardinal de Bernis: http://books.google.be/books?id=1v1BAAAAYAAJ&pg=PA128...

 

ix D'après Wagnière, « Michel Schuppac, appelé le médecin de la montagne, qui demeurait à Langnau, auprès de Berne. » Il avait soigné la nouvelle madame Florian avec « une liqueur rouge inconnue... mordante et stimulante » qui selon V*, « excite la toux et donne la diarrhée » et « n'est autre chose qu'un vrai poison pour la poitrine. »

Page 217 : http://books.google.be/books?id=ETsuAAAAYAAJ&pg=PA363...

x Beaux-parents de d'Hornoy : Marie-Emilie Joly de Choin qui épousa (en 1744) Charles-Pierre Savalette de Magnanville.D'Hornoy a épousé leur fille Louise-Sophie, et naissent, en 1774 Charlotte-Marie-Sophie et Victor en 1776. http://gw1.geneanet.org/index.php3?b=garric&lang=fr;p...

 

 

05/01/2011

Ecr[asons] l'Inf[âme]

Je viens d'apprendre la nouvelle de l'assassinat de Salmann Taseer , tué parce qu'opposé à la peine de mort en cas de blasphême . Tué parce qu'il luttait contre la mise à mort de Asia Bibi, chrétienne qui a eu le malheur d'avoir raison dans un pays de lâches et bornés musulmans intégristes.

Est-ce rassurant que ça se passe au Pakistan ? Pays où des imbéciles estiment glorieux de passer par les armes ceux qui les dérangent . Pays où l'argent fait pousser des armes là où il faudrait de la nourriture et de la liberté de pensée .

Je ne suis pas rassuré de savoir qu'il y a quelques milliers de kilomètres entre eux et nous, je ne suis pas rassuré de savoir qu'une minorité fanatique prend le pouvoir, remplace le pouvoir par la terreur . Les Pakistanais auront-ils le même sursaut que les citoyens français victimes du régime de la Terreur ?

http://www.tdg.ch/node/292651

Il est grand temps de lire/relire Voltaire ...

OEUVRES COMPLÈTES DE VOLTAIRE  DICTIONNAIRE PHILOSOPHIQUE
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FANATISME

Section I.

C’est l’effet d’une fausse conscience qui asservit la religion aux caprices de l’imagination et aux dérèglements des passions.

En général, il vient de ce que les législateurs ont eu des vues trop étroites, ou de ce qu’on a passé les bornes qu’ils se prescrivaient. Leurs lois n’étaient faites que pour une société choisie. Étendues par le zèle à tout un peuple, et transportées par l’ambition d’un climat à l’autre, elles devaient changer et s’accommoder aux circonstances des lieux et des personnes. Mais qu’est-il arrivé? c’est que certains esprits, d’un caractère plus proportionné à celui du petit troupeau pour lequel elles avaient été faites, les ont reçues avec la même chaleur, en sont devenus les apôtres et même les martyrs, plutôt que de démordre d’un seul iota. Les autres, au contraire, moins ardents, ou plus attachés à leurs préjugés d’éducation, ont lutté contre le nouveau joug, et n’ont consenti à l’embrasser qu’avec des adoucissements; et de là le schisme entre les rigoristes et les mitigés, qui les rend tous furieux, les uns pour la servitude et les autres pour la liberté.

Imaginons une immense rotonde, un panthéon à mille autels; et, placés au milieu du dôme, figurons-nous un dévot de chaque secte, éteinte ou subsistante, aux pieds de la Divinité qu’il honore à sa façon, sous toutes les formes bizarres que l’imagination a pu créer. A droite, c’est un contemplatif étendu sur une natte, qui attend, le nombril en l’air que la lumière céleste vienne investir son âme. A gauche, c’est un énergumène prosterné qui frappe du front contre la terre, pour en faire sortir l’abondance. Là, c’est un saltimbanque qui danse sur la tombe de celui qu’il invoque. Ici, c’est un pénitent immobile et muet comme la statue devant laquelle il s’humilie. L’un étale ce que la pudeur cache, parce que Dieu ne rougit pas de sa ressemblance; l’autre voile jusqu’à son visage, comme si l’ouvrier avait horreur de son ouvrage. Un autre tourne le dos au midi, parce que c’est là le vent du démon; un autre tend les bras vers l’orient, où Dieu montre sa face rayonnante. De jeunes filles en pleurs meurtrissent leur chair encore innocente, pour apaiser le démon de la concupiscence par des moyens capables de l’irriter; d’autres, dans une posture tout opposée, sollicitent les approches de la Divinité. Un jeune homme, pour amortir l’instrument de la virilité, y attache des anneaux de fer d’un poids proportionné à ses forces; un autre arrête la tentation dès sa source, par une amputation tout à fait inhumaine, et suspend à l’autel les dépouilles de son sacrifice.

Voyons-les tous sortir du temple, et, pleins du dieu qui les agite, répandre la frayeur et l’illusion sur la face de la terre. Ils se partagent le monde, et bientôt le feu s’allume aux quatre extrémités; les peuples écoutent, et les rois tremblent. Cet empire que l’enthousiasme d’un seul exerce sur la multitude qui le voit et l’entend, la chaleur que les esprits rassemblés se communiquent, tous ces mouvements tumultueux, augmentés par le trouble de chaque particulier, rendent en peu de temps le vertige général. C’est assez d’un seul peuple enchanté à la suite de quelques imposteurs, la séduction multipliera les prodiges, et voilà tout le monde à jamais égaré. L’esprit humain, une fois sorti des routes lumineuses de la nature, n’y rentre plus; il erre autour de la vérité, sans en rencontrer autre chose que des lueurs, qui, se mêlant aux fausses clartés dont la superstition l’environne, achèvent de l’enfoncer dans les ténèbres.

Il est affreux de voir comment l’opinion d’apaiser le ciel par le massacre, une fois introduite, s’est universellement répandue dans presque toutes les religions, et combien on a multiplié les raisons de ce sacrifice, afin que personne ne pût échapper au couteau. Tantôt ce sont des ennemis qu’il faut immoler à Mars exterminateur: les Scythes égorgent à ses autels le centième de leurs prisonniers; et par cet usage de la victoire on peut juger de la justice de la guerre: aussi chez d’autres peuples ne la faisait-on que pour avoir de quoi fournir aux sacrifices; de sorte qu’ayant d’abord été institués, ce semble, pour en expier les horreurs, ils servirent enfin à les justifier.

Tantôt ce sont des hommes justes qu’un Dieu barbare demande pour victimes: les Gètes se disputent l’honneur d’aller porter à Zamolxis les voeux de la patrie. Celui qu’un heureux sort destine au sacrifice est lancé à force de bras sur des javelots dressés: s’il reçoit un coup mortel en tombant sur les piques, c’est de bon augure pour le succès de la négociation et pour le mérite du député; mais s’il survit à sa blessure, c’est un méchant dont le Dieu n’a point affaire.

Tantôt ce sont des enfants à qui les dieux redemandent une vie qu’ils viennent de leur donner: justice affamée du sang de l’innocence, dit Montaigne(62). Tantôt c’est le sang le plus cher: les Carthaginois immolent leurs propres fils à Saturne, comme si le temps ne les dévorait pas assez tôt. Tantôt c’est le sang le plus beau: cette même Amestris qui avait fait enfouir douze hommes vivants dans la terre pour obtenir de Pluton, par cette offrande, une plus longue vie; cette Amestris sacrifie encore à cette insatiable divinité quatorze jeunes enfants des premières maisons de la Perse, parce que les sacrificateurs ont toujours fait entendre aux hommes qu’ils devaient offrir à l’autel ce qu’ils avaient de plus précieux. C’est sur ce principe que, chez quelques nations, on immolait les premiers-nés, et que chez d’autres on les rachetait par des offrandes plus utiles aux ministres du sacrifice. C’est ce qui autorisa sans doute en Europe la pratique de quelques siècles, de vouer les enfants au célibat dès l’âge de cinq ans, et d’emprisonner dans le cloître les frères du prince héritier, comme on les égorge en Asie.

Tantôt c’est le sang le plus pur: n’y a-t-il pas des Indiens qui exercent l’hospitalité envers tous les hommes, et qui se font un mérite de tuer tout étranger vertueux et savant qui passera chez eux, afin que ses vertus et ses talents leur demeurent? Tantôt c’est le sang le plus sacré chez la plupart des idolâtres, ce sont les prêtres qui font la fonction des bourreaux à l’autel; et chez les Sibériens on tue les prêtres, pour les envoyer prier dans l’autre monde à l’intention du peuple.

Mais voici d’autres fureurs et d’autres spectacles. Toute l’Europe passe en Asie par un chemin inondé du sang des Juifs, qui s’égorgent de leurs propres mains pour ne pas tomber sous le fer de leurs ennemis. Cette épidémie dépeuple la moitié du monde habité; rois, pontifes, femmes, enfants et vieillards, tout cède au vertige sacré qui fait égorger pendant deux siècles des nations innombrables sur le tombeau d’un Dieu de paix. C’est alors qu’on vit des oracles menteurs, des ermites guerriers; les monarques dans les chaires et les prélats dans les camps; tous les états se perdre dans une populace insensée; les montagnes et les mers franchies; de légitimes possessions abandonnées pour voler à des conquêtes qui n’étaient plus la terre promise; les moeurs se corrompre sous un ciel étranger; des princes, après avoir dépouillé leurs royaumes pour racheter un pays qui ne leur avait jamais appartenu, achever de les ruiner pour leur rançon personnelle; des milliers de soldats, égarés sous plusieurs chefs, n’en reconnaître aucun, hâter leur défaite par la défection; et cette maladie ne finir que pour faire place à une contagion encore plus horrible.

Le même esprit de fanatisme entretenait la fureur des conquêtes éloignées: à peine l’Europe avait réparé ses pertes, que la découverte d’un nouveau monde hâta la ruine du nôtre. A ce terrible mot: « Allez et forcez, » l’Amérique fut désolée et ses habitants exterminés; l’Afrique et l’Europe s’épuisèrent en vain pour la repeupler; le poison de l’or et du plaisir ayant énervé l’espèce, le monde se trouva désert, et fut menacé de le devenir tous les jours davantage par les guerres continuelles qu’alluma sur notre continent l’ambition de s’étendre dans ces îles étrangères.

Comptons maintenant les milliers d’esclaves que le fanatisme a faits, soit en Asie, où l’incirconcision était une tache d’infamie; soit en Afrique, où le nom de chrétien était un crime; soit en Amérique, ou le prétexte du baptême étouffa l’humanité. Comptons les milliers d’hommes que l’on a vus périr ou sur les échafauds dans les siècles de persécution, ou dans les guerres civiles par la main de leurs concitoyens, ou de leurs propres mains par des macérations excessives. Parcourons la surface de la terre, et après avoir vu d’un coup d’oeil tant d’étendards déployés au nom de la religion, en Espagne contre les Maures, en France contre les Turcs, en Hongrie contre les Tartares; tant d’ordres militaires, fondés pour convertir les infidèles à coups d’épée, s’entr’égorger aux pieds de l’autel qu’ils devaient défendre, détournons nos regards de ce tribunal affreux élevé sur le corps des innocents et des malheureux pour juger les vivants comme Dieu jugera les morts, mais avec une balance bien différente.

En un mot, toutes les horreurs de quinze siècles renouvelées plusieurs fois dans un seul, des peuples sans défense égorgés aux pieds des autels, des rois poignardés ou empoisonnés, un vaste État réduit à sa moitié par ses propres citoyens, la nation la plus belliqueuse et la plus pacifique divisée d’avec elle-même, le glaive tiré entre le fils et le père, des usurpateurs, des tyrans, des bourreaux, des parricides et des sacrilèges, violant toutes les conventions divines et humaines par esprit de religion: voilà l’histoire du fanatisme et ses exploits.

Section II.

Si cette expression tient encore à son origine, ce n’est que par un filet bien mince.

Fanaticus était un titre honorable; il signifiait desservant ou bienfaiteur d’un temple. Les antiquaires, comme le dit le Dictionnaire de Trévoux, ont retrouvé des inscriptions dans lesquelles des Romains considérables prenaient ce titre de fanaticus.

Dans la harangue de Cicéron pro domo sua, il y a un passage où le mot fanaticus me paraît difficile à expliquer. Le séditieux et débauché Clodius, qui avait fait exiler Cicéron pour avoir sauvé la république, non seulement avait pillé et démoli les maisons de ce grand homme; mais, afin que Cicéron ne pût jamais rentrer dans sa maison de Rome, il en avait consacré le terrain, et les prêtres y avaient bâti un temple à la Liberté, ou plutôt à l’esclavage dans lequel César, Pompée, Crassus, et Clodius, tenaient alors la république: tant la religion, dans tous les temps, a servi à persécuter les grands hommes!

Lorsque enfin, dans un temps plus heureux, Cicéron fut rappelé, il plaida devant le peuple pour obtenir que le terrain de sa maison lui fût rendu, et qu’on la rebâtît aux frais du peuple romain. Voici comme il s’exprime dans son plaidoyer contre Clodius (Oratio pro domo sua, cap. xl):

Adspicite, adspicite, pontifices, hominem religiosum, et... monete eum, modum quemdam esse religionis: nimium esse superstitiosum non oportere. Quid tibi necesse fuit anili superstitione, homo fanatice, sacrificium, quod alienae domi fieret, invisere?

Le mot fanaticus signifie-t-il en cette place insensé fanatique, impitoyable fanatique, abominable fanatique, comme on l’entend aujourd’hui? ou bien signifie-t-il pieux, consécrateur, homme religieux, dévot zélateur des temples? ce mot est-il ici une injure ou une louange ironique? je n’en sais pas assez pour décider, mais je vais traduire.

« Regardez, pontifes, regardez cet homme religieux,... avertissez-le que la religion même a ses bornes, qu’il ne faut pas être si scrupuleux. Quel besoin, vous consécrateur, vous fanatique; quel besoin aviez-vous de recourir à des superstitions de vieille, pour assister à un sacrifice qui se faisait dans une maison étrangère? »

Cicéron fait ici allusion aux mystères de la bonne déesse, que Clodius avait profanés en se glissant déguisé en femme avec une vieille, pour entrer dans la maison de César et pour y coucher avec sa femme: c’est donc ici évidemment une ironie.

Cicéron appelle Clodius homme religieux; l’ironie doit donc être soutenue dans tout ce passage. Il se sert de termes honorables pour mieux faire sentir la honte de Clodius. Il me paraît donc qu’il emploie le mot fanatique comme un mot honorable, comme un mot qui emporte avec lui l’idée de consécrateur, de pieux, de zélé desservant d’un temple.

On put depuis donner ce nom à ceux qui se crurent inspirés par les dieux.
 

Les dieux à leur interprète
Ont fait un étrange don:
Ne peut-on être prophète
Sans qu’on perde la raison.

Le même Dictionnaire de Trévoux dit que les anciennes chroniques de France appellent Clovis fanatique et païen. Le lecteur désirerait qu’on nous eût désigné ces chroniques. Je n’ai point trouvé cette épithète de Clovis dans le peu de livres que j’ai vers le mont Krapack où je demeure.

On entend aujourd’hui par fanatisme une folie religieuse, sombre et cruelle. C’est une maladie de l’esprit qui se gagne comme la petite vérole. Les livres la communiquent beaucoup moins que les assemblées et les discours. On s’échauffe rarement en lisant: car alors on peut avoir le sens rassis. Mais quand un homme ardent et d’une imagination forte parle à des imaginations faibles, ses yeux sont en feu, et ce feu se communique; ses tons, ses gestes, ébranlent tous les nerfs des auditeurs. Il crie: « Dieu vous regarde, sacrifiez ce qui n’est qu’humain; combattez les combats du Seigneur: » et on va combattre.

Le fanatisme est à la superstition ce que le transport est à la fièvre, ce que la rage est à la colère.

Celui qui a des extases, des visions, qui prend des songes pour des réalités, et ses imaginations pour des prophéties, est un fanatique novice qui donne de grandes espérances; il pourra bientôt tuer pour l’amour de Dieu.

Barthélemy Diaz fut un fanatique profès. Il avait à Nuremberg un frère, Jean Diaz, qui n’était encore qu’enthousiaste luthérien, vivement convaincu que le pape est l’antechrist, ayant le signe de la bête. Barthélemy, encore plus vivement persuadé que le pape est Dieu en terre, part de Rome pour aller convertir ou tuer son frère: il l’assassine; voilà du parfait: et nous avons ailleurs rendu justice à ce Diaz.

Polyeucte, qui va au temple, dans un jour de solennité, renverser et casser les statues et les ornements, est un fanatique moins horrible que Diaz, mais non moins sot. Les assassins du duc François de Guise, de Guillaume prince d’Orange, du roi Henri III, du roi Henri IV, et de tant d’autres, étaient des énergumènes malades de la même rage que Diaz.

Le plus grand exemple de fanatisme est celui des bourgeois de Paris qui coururent assassiner, égorger, jeter par les fenêtres, mettre en pièces, la nuit de la Saint-Barthélemy, leurs concitoyens qui n’allaient point à la messe. Guyon, Patouillet, Chaudon, Nonotte, l’ex-jésuite Paulian, ne sont que des fanatiques du coin de la rue, des misérables à qui on ne prend pas garde: mais un jour de Saint-Barthélemy ils feraient de grandes choses.

Il y a des fanatiques de sang-froid: ce sont les juges qui condamnent à la mort ceux qui n’ont d’autre crime que de ne pas penser comme eux; et ces juges-là sont d’autant plus coupables, d’autant plus dignes de l’exécration du genre humain, que, n’étant pas dans un accès de fureur comme les Clément, les Chastel, les Ravaillac, les Damiens, il semble qu’ils pourraient écouter la raison.

Il n’est d’autre remède à cette maladie épidémique que l’esprit philosophique, qui, répandu de proche en proche, adoucit enfin les moeurs des hommes, et qui prévient les accès du mal; car dés que ce mal fait des progrès, il faut fuir et attendre que l’air soit purifié. Les lois et la religion ne suffisent, pas contre la peste des âmes; la religion, loin d’être pour elles un aliment salutaire, se tourne en poison dans les cerveaux infectés. Ces misérables ont sans cesse présent à l’esprit l’exemple d’Aod qui assassine le roi Églon; de Judith qui coupe la tête d’Holopherne en couchant avec lui; de Samuel qui hache en morceaux le roi Agag; du prêtre Joad qui assassine sa reine à la porte aux chevaux, etc., etc., etc. Ils ne voient pas que ces exemples, qui sont respectables dans l’antiquité, sont abominables dans le temps présent: ils puisent leurs fureurs dans la religion même qui les condamne.

Les lois sont encore très impuissantes contre ces accès de rage: c’est comme si vous lisiez un arrêt du conseil à un frénétique. Ces gens-là sont persuadés que l’esprit saint qui les pénètre est au-dessus des lois, que leur enthousiasme est la seule loi qu’ils doivent entendre.

Que répondre à un homme qui vous dit qu’il aime mieux obéir à Dieu qu’aux hommes, et qui en conséquence est sûr de mériter le ciel en vous égorgeant?

Lorsqu’une fois le fanatisme a gangrené un cerveau, la maladie est presque incurable. J’ai vu des convulsionnaires qui, en parlant des miracles de saint Pâris, s’échauffaient par degrés parmi eux: leurs yeux s’enflammaient, tout leur corps tremblait, la fureur défigurait leur visage, et ils auraient tué quiconque les eût contredits.

Oui, je les ai vus ces convulsionnaires, je les ai vus tendre leurs membres et écumer. Ils criaient: Il faut du sang. Ils sont parvenus à faire assassiner leur roi par un laquais, et ils ont fini par ne crier que contre les philosophes.

Ce sont presque toujours les fripons qui conduisent les fanatiques, et qui mettent le poignard entre leurs mains; ils ressemblent à ce Vieux de la montagne qui faisait, dit-on, goûter les joies du paradis à des imbéciles, et qui leur promettait une éternité de ces plaisirs dont il leur avait donné un avant-goût, à condition qu’ils iraient assassiner tous ceux qu’il leur nommerait. Il n’y a eu qu’une seule religion dans le monde qui n’ait pas été souillée par le fanatisme, c’est celle des lettrés de la Chine. Les sectes des philosophes étaient non seulement exemptes de cette peste, mais elles en étaient le remède; car l’effet de la philosophie est de rendre l’âme tranquille, et le fanatisme est incompatible avec la tranquillité. Si notre sainte religion a été si souvent corrompue par cette fureur infernale, c’est à la folie des hommes qu’il faut s’en prendre.
 

Ainsi du plumage qu’il eut
Icare pervertit l’usage:
Il le reçut pour son salut,
Il s’en servit pour son dommage.
(Bertaud, évêque de Séez.)

Section III.

Les fanatiques ne combattent pas toujours les combats du Seigneur; ils n’assassinent pas toujours des rois et des princes. Il y a parmi eux des tigres, mais on y voit encore plus de renards.

Quel tissu de fourberies, de calomnies, de larcins, tramé par les fanatiques de la Cour de Rome contre les fanatiques de la cour de Calvin; des jésuites contre les jansénistes, et vicissim! et si vous remontez plus haut, l’histoire ecclésiastique, qui est l’école des vertus, est aussi celle des scélératesses employées par toutes les sectes les unes contre les autres. Elles ont toutes le même bandeau sur les yeux, soit quand il faut incendier les villes et les bourgs de leurs adversaires, égorger les habitants, les condamner aux supplices, soit quand il faut simplement tromper, s’enrichir, et dominer. Le même fanatisme les aveugle; elles croient bien faire: tout fanatique est fripon en conscience, comme il est meurtrier de bonne foi pour la bonne cause.

Lisez, si vous pouvez, les cinq ou six mille volumes de reproches que les jansénistes et les molinistes se sont faits pendant cent ans sur leurs friponneries, et voyez si Scapin et Trivelin en approchent.

(63)Une des bonnes friponneries théologiques qu’on ait faites est, à mon gré, celle d’un petit évêque (on nous assure dans la relation que c’était un évêque biscayen; nous trouverons bien un jour son nom et son évêché); son diocèse était partie en Biscaye, et partie en France.

Il y avait dans la partie de France une paroisse qui fut habitée autrefois par quelques Maures de Maroc. Le seigneur de la paroisse n’est point mahométan; il est très bon catholique comme tout l’univers doit l’être, attendu que le mot catholique veut dire universel.

M. l’évêque soupçonna ce pauvre seigneur, qui n’était occupé qu’à faire du bien, d’avoir eu de mauvaises pensées, de mauvais sentiments dans le fond de son coeur, je ne sais quoi qui sentait l’hérésie. Il l’accusa même d’avoir dit en plaisantant qu’il y avait d’honnêtes gens à Maroc comme en Biscaye, et qu’un honnête Marocain pouvait à toute force n’être pas le mortel ennemi de l’Être suprême, qui est le père de tous les hommes.,

Notre fanatique écrivit une grande lettre au roi de France, seigneur suzerain de ce pauvre petit seigneur de paroisse. Il pria dans sa lettre le seigneur suzerain de transférer le manoir de cette ouaille infidèle en Basse-Bretagne ou en Basse-Normandie, selon le bon plaisir de Sa Majesté, afin qu’il n’infectât plus les Basques de ses mauvaises plaisanteries.

Le roi de France et son conseil se moquèrent, comme de raison, de cet extravagant.

Notre pasteur biscayen, ayant appris quelque temps après que sa brebis française était malade, défendit au porte-Dieu du canton de la communier à moins qu’elle ne donnât un billet de confession par lequel il devait apparaître que le mourant n’était point circoncis, qu’il condamnait de tout son coeur l’hérésie de Mahomet, et toute autre hérésie dans ce goût, comme le calvinisme et le jansénisme, et qu’il pensait en tout comme lui évêque biscayen.

Les billets de confession étaient alors fort à la mode. Le mourant fit venir chez lui son curé qui était un ivrogne imbécile, et le menaça de le faire pendre par le parlement de Bordeaux, s’il ne lui donnait pas tout à l’heure le viatique, dont lui mourant se sentait un extrême besoin. Le curé eut peur; il administra mon homme, lequel, après la cérémonie, déclara hautement devant témoins que le pasteur biscayen l’avait faussement accusé auprès du roi d’avoir du goût pour la religion musulmane, qu’il était bon chrétien, et que le Biscayen était un calomniateur. Il signa cet écrit par-devant notaire; tout fut en règle; il s’en porta mieux, et le repos de la bonne conscience le guérit bientôt entièrement.

Le petit Biscayen, outré qu’un vieux moribond se fût moqué de lui, résolut de s’en venger; et voici comme il s’y prit.

Il fit fabriquer en son patois, au bout de quinze jours, une prétendue profession de foi que le curé prétendit avoir entendue. On la fit signer par le curé, et par trois ou quatre paysans qui n’avaient point assisté à la cérémonie. Ensuite on fit contrôler cet acte de faussaire, comme si ce contrôle l’avait rendu authentique.

Un acte non signé par la partie seule intéressée, un acte signé par des inconnus, quinze jours après l’événement, un acte désavoué par les témoins véritables, était visiblement un crime de faux; et, comme il s’agissait de matière de foi, ce crime menait visiblement le curé avec ses faux témoins aux galères dans ce monde, et en enfer dans l’autre.

Le petit seigneur châtelain, qui était goguenard et point méchant, eut pitié de l’âme et du corps de ces misérables; il ne voulut point les traduire devant la justice humaine, et se contenta de les traduire en ridicule. Mais il a déclaré que dès qu’il serait mort, il se donnerait le plaisir de faire imprimer toute cette manoeuvre de son Biscayen avec les preuves, pour amuser le petit nombre de lecteurs qui aiment ces anecdotes, et point du tout pour instruire l’univers: car il y a tant d’auteurs qui parlent à l’univers, qui s’imaginent rendre l’univers attentif, qui croient l’univers occupé d’eux, que celui-ci ne croit pas être lu d’une douzaine de personnes dans l’univers entier. Revenons au fanatisme.

C’est cette rage de prosélytisme, cette fureur d’amener les autres à boire de son vin, qui amena le jésuite Castel et le jésuite Routh auprès du célèbre Montesquieu lorsqu’il se mourait. Ces deux énergumènes voulaient se vanter de lui avoir persuadé les mérites de l’attrition et de la grâce suffisante. « Nous l’avons converti, disaient-ils; c’était dans le fond une bonne âme; il aimait fort la Compagnie de Jésus. Nous avons eu un peu de peine à le faire convenir de certaines vérités fondamentales; mais comme dans ces moments-là on a toujours l’esprit plus net, nous l’avons bientôt convaincu. »

Ce fanatisme de convertisseur est si fort, que le moine le plus débauché quitterait sa maîtresse pour aller convertir une âme à l’autre bout de la ville.

Nous avons vu le P. Poisson, cordelier à Paris, qui ruina son couvent pour payer ses filles de joie, et qui fut enfermé pour ses moeurs dépravées: c’était un des prédicateurs de Paris les plus courus, et un des convertisseurs les plus acharnés.

Tel était le célèbre curé de Versailles Pantin. Cette liste pourrait être longue; mais il ne faut pas révéler les fredaines de certaines personnes constituées en certaines places. Vous savez ce qui arriva à Cham pour avoir révélé la turpitude de son père; il devint noir comme du charbon.

Prions Dieu seulement en nous levant et en nous couchant qu’il nous délivre des fanatiques, comme les pèlerins de la Mecque prient Dieu de ne point rencontrer des visages tristes sur leur chemin.

Section IV.

Ludlow, enthousiaste de la liberté plutôt que fanatique de religion, ce brave homme, qui avait plus de haine pour Cromwell que pour Charles Ier, rapporte que les milices du parlement étaient toujours battues par les troupes du roi, dans le commencement de la guerre civile, comme le régiment des portes-cochères ne tenait pas du temps de la Fronde contre le grand Condé. Cromwell dit au général Fairfax: « Comment voulez-vous que des portefaix de Londres, et des garçons de boutique indisciplinés, résistent à une noblesse animée par le fantôme de l’honneur? Présentons-leur un plus grand fantôme, le fanatisme. Nos ennemis ne combattent que pour le roi; persuadons à nos gens qu’ils font la guerre pour Dieu.

« Donnez-moi une patente, je vais lever un régiment de frères meurtriers, et je vous réponds que j’en ferai des fanatiques invincibles. »

Il n’y manqua pas, il composa son régiment des frères rouges de fous mélancoliques; il en fit des tigres obéissants. Mahomet n’avait pas été mieux servi par ses soldats.

Mais, pour inspirer ce fanatisme, il faut que l’esprit du temps vous seconde. Un parlement de France essayerait en vain aujourd’hui de lever un régiment de portes-cochères; il n’ameuterait pas seulement dix femmes de la halle.

Il n’appartient qu’aux habiles de faire des fanatiques et de les conduire; mais ce n’est pas assez d’être fourbe et hardi, nous avons déjà vu que tout dépend de venir au monde à propos.

Section V.

La géométrie ne rend donc pas toujours l’esprit juste. Dans quel précipice ne tombe-t-on pas encore avec ces lisières de la raison? Un fameux protestant(64), que l’on comptait entre les premiers mathématiciens de nos jours, et qui marchait sur les traces des Newton, des Leibnitz, des Bernouilli, s’avisa, au commencement de ce siècle, de tirer des corollaires assez singuliers. Il est dit(65) qu’avec un grain de foi on transportera des montagnes; et lui, par une analyse toute géométrique, se dit à lui-même: « J’ai beaucoup de grains de foi, donc je ferai plus que transporter des montagnes. » Ce fut lui qu’on vit à Londres, en l’année 1707, accompagné de quelques savants et même de savants qui avaient de l’esprit, annoncer publiquement qu’il ressusciterait un mort dans tel cimetière que l’on voudrait. Leurs raisonnements étaient toujours conduits par la synthèse. Ils disaient: « Les vrais disciples doivent faire des miracles; nous sommes les vrais disciples, nous ferons donc tout ce qu’il nous plaira. De simples saints de l’Église romaine, qui n’étaient point géomètres, ont ressuscité beaucoup d’honnêtes gens; donc, à plus forte raison, nous qui avons réformé les réformés, nous ressusciterons qui nous voudrons. »

Il n’y a rien à répliquer à ces arguments; ils sont dans la meilleure forme du monde. Voilà ce qui a inondé l’antiquité de prodiges; voilà pourquoi les temples d’Esculape à Épidaure, et dans d’autres villes, étaient pleins d’ex-voto; les voûtes étaient ornées de cuisses redressées, de bras remis, de petits enfants d’argent: tout était miracle.

Enfin le fameux protestant géomètre dont je parle était de si bonne foi, il assura si positivement qu’il ressusciterait les morts, et cette proposition plausible fit tant d’impression sur le peuple que la reine Anne fut obligée de lui donner un jour, une heure et un cimetière à son choix, pour faire son miracle loyalement et en présence de la justice. Le saint géomètre choisit l’église cathédrale de Saint-Paul pour faire sa démonstration: le peuple se rangea en haie; des soldats furent placés pour contenir les vivants et les morts dans le respect; les magistrats prirent leurs places; le greffier écrivit tout sur les registres publics: on ne peut trop constater les nouveaux miracles. On déterra un corps au choix du saint; il pria, il se jeta à genoux, il fit de très pieuses contorsions; ses compagnons l’imitèrent: le mort ne donna aucun signe de vie; on le reporta dans son trou, et on punit légèrement le ressusciteur et ses adhérents. J’ai vu depuis un de ces pauvres gens; il m’a avoué qu’un d’eux était en péché véniel, et que le mort en pâtit, sans quoi la résurrection était infaillible.

S’il était permis de révéler la turpitude de gens à qui l’on doit le plus sincère respect, je dirais ici que Newton, le grand Newton, a trouvé dans l’Apocalypse que le pape est l’antechrist, et bien d’autres choses de cette nature; je dirais qu’il était arien très sérieusement. Je sais que cet écart de Newton est à celui de mon autre géomètre comme l’unité est à l’infini: il n’y a point de comparaison à faire. Mais quelle pauvre espèce que le genre humain, si le grand Newton a cru trouver dans l’Apocalypse l’histoire présente de l’Europe!

Il semble que la superstition soit une maladie épidémique dont les âmes les plus fortes ne sont pas toujours exemptes. Il y a en Turquie des gens de très bon sens, qui se feraient empaler pour certains sentiments d’Abubeker. Ces principes une fois admis, ils raisonnent très conséquemment; les navariciens, les radaristes, les jabaristes, se damnent chez eux réciproquement avec des arguments très subtils; ils tirent tous des conséquences plausibles, mais ils n’osent jamais examiner les principes.

Quelqu’un répand dans le monde qu’il y a un géant haut de soixante et dix pieds; bientôt après tous les docteurs examinent de quelle couleur doivent être ses cheveux, de quelle grandeur est son pouce, quelles dimensions ont ses ongles: on crie, on cabale, on se bat; ceux qui soutiennent que le petit doigt du géant n’a que quinze lignes de diamètre font brûler ceux qui affirment que le petit doigt a un pied d’épaisseur. « Mais, messieurs, votre géant existe-t-il? dit modestement un passant. — Quel doute horrible! s’écrient tous ces disputants; quel blasphème! Quelle absurdité! » Alors ils font tous une petite trêve pour lapider le passant; et, après l’avoir assassiné de la manière la plus édifiante, ils se battent entre eux comme de coutume au sujet du petit doigt et des ongles. 
  
 


Notes.

Note_62 Liv. II, chap. xii.

Note_63 Ce qui suit a rapport à la querelle de Biord, évêque d’Annecy, avec l’auteur, de laquelle il est question dans le Commentaire historique (Mélanges, année 1776); dans la Correspondance, année 1768, et ailleurs. (K.)

Note_64 Fatio Duillier.

Note_65 Saint Matthieu, xvii, 19.