12/10/2014
Nous sommes exposés jour et nuit, tous les mendiants entrant dans la cour par trois endroits
... Et par moult frontières poreuses et des parcours plus que dangereux . Que soient maudits les passeurs-voleurs qui se foutent de la vie des migrants qu'ils sont cencés mener à bon port .
http://fr.wikipedia.org/wiki/Cour_des_miracles
« A François Tronchin
conseiller
Mon cher ami, nous vous avons attendu inutilement à dîner 1. Si vos affaires ne vous permettent pas de venir, ayez la bonté de m'envoyer un homme qui fasse marché et qui vous rende compte . Nous sommes absolument ouverts depuis le pré de Mlle Laurent jusqu'au petit chemin qui conduit à Saint Jean . Le mur de Mirani 2 n'a que six pieds de haut en prenant le bombage du grand chemin, quoiqu’il en ait sept en comptant du ruisseau . Il n'était point dans notre marché qu'il nous laisserait à découvert du côté de Mlle Laurent . Il nous a enlevé nos terres . Tout cela est assez désagréable . C'est à vous, mon cher monsieur, à juger quel remède il y faut apporter . Vous voyez que le temps presse . Nous sommes exposés jour et nuit, tous les mendiants entrant dans la cour par trois endroits . Nous étions bien fermés avant de nous être ainsi sacrifiés . Je vous demande en grâce de vouloir bien nous aider de vos conseils et de vos ordres .
Mardi [25 septembre 1759] »
1 Voir lettre d'invitation du 22 courant : http://voltaireathome.hautetfort.com/archive/2014/10/11/le-temps-presse-5465970.html
2 Voir lettre du 28 juillet 1759 à Jean-Robert Tronchin : http://voltaireathome.hautetfort.com/archive/2014/08/27/si-j-etais-du-metier-des-meurtriers-j-aimerais-beaucoup-mieu-5435234.html
15:32 | Lien permanent | Commentaires (0)
11/10/2014
Nous attendons aujourd’hui la confirmation de cette fête humaine et gaie
... Ah ! l'humour grinçant de Voltaire .
Il aurait maints motifs à l'exercer de nos jours, les salopards d'islamistes ne manquant pas une seule horreur à commettre .
Grosse prise de tête(s)
« A Jean-Robert Tronchin
A dix heures lundi [24 septembre 1759]
Il y a mon cher correspondant, une lettre de Berlin du 12 du mois, qui prétend que le 11 il y a eu une petite action entre le roi de Prusse et les Autrichiens dans laquelle il a perdu 15 mille hommes, et les Autrichiens 30 mille, le général Daun prisonnier, cinq à six généraux tués de part et d'autre 1. La lettre vint avant-hier par Berne . Nous attendons aujourd’hui la confirmation de cette fête humaine et gaie .
Que faire ? Se réjouir doucement chez soi . Il nous faudra une cinquantaine de livres de bon chocolat à deux vanilles 2 pour les acteurs et actrices, violonistes, décorateurs et décoratrices, spectateurs et spectatrices . Mais où trouver ce bon chocolat ?
N.B.- La lettre de Berlin est une gasconnade . Serrez, serrez .
Je vous embrasse tendrement .
V. »
1 Tout ceci est une fiction, ainsi que V* le dit à la fin de cette lettre ; il est vrai quand même que Frédéric II avait repris Leipzig le 13 du mois .
2 Voir lettre du 25 avril 1758 à Ami Camp : http://voltaireathome.hautetfort.com/archive/2013/08/08/je-n-ai-plus-de-chocolat-ayez-pitie-de-moi-5137797.html
23:05 | Lien permanent | Commentaires (0)
ma jo voglio fare un buon' baratto, e guadagnare un poco in questo negozio / je veux faire un échange fructueux, et gagner un peu dans cette affaire
... Ce qui a le mérite de la franchise ! ça me rappelle, en me faisant grincer des dents, la nomination houleuse de Moscovici en commission européenne .
Comment ceci va-t-il finir ?
La grenouille/France est en mauvaise posture, mais comme on nous le chante, jusqu'ici on tient le bon bout et le pire n'est pas sûr !
« Au marquis Francesco Albergati Capacelli
Au château de Tournay près de Gex route de Genève
24 septembre [1759]
Monsieur, ella mi commanda di mandar le presto presto una tragedia nuova . Sara ubbidita : mi diletto sommamente n'ell' essera abellito da la vostra dotta penna, e da j vostri pregiatissimi virtuosi, ma jo voglio fare un buon' baratto, e guadagnare un poco in questo negozio, voglio tenere dalla sua begninita la traduzzione che s'e degnata di fare delle mia Semiramide, e vi prometto di mander vi quanto prima la nuova tragedia . M'avete dato animo, compongo un dramma, oedifico un teatro e raduno una compagnia di bravi attori, cosi jo comforto la mia vecchiaia . Se io fassi giovane, vorrei andar a Bologna per riverire la sua persona e'l suo teatro . Bisognera indirizare le nostre poetiche mercanzie a qualque valente mercante o banchiere di Milano o di Torino che abbia qualque corrispondenza colla citta di Genevra .1
J'ai l'honneur d'être, monsieur,avec tous les sentiments que je vous dois, votre très humble et très obéissant serviteur
Voltaire
gentilhomme de la chambre du roi très chrétien . »
1 Vous me demandez d'envoyer vite vite une tragédie nouvelle . Vous serez obéi : je me réjouis infiniment de me voir embelli par votre docte plume et par vos virtuoses si estimés, mais je veux faire un échange fructueux, et gagner un peu dans cette affaire, je veux obtenir de votre bénignité la traduction que vous avez daigné faire de ma Sémiramis, et je vous promets de vous envoyer aussitôt la tragédie nouvelle . Vous m'avez encouragé, je compose un drame, j’édifie un théâtre, et je réunis une compagnie de bons acteurs : ainsi je console ma vieillesse . Si j'étais jeune, je voudrais aller à Bologne pour honorer votre personne et votre théâtre . Il faudrait adresser nos marchandises poétiques à quelque honnête marchand ou banquier de Milan ou de Turin qui ait quelque correspondance avec ma ville de Genève .
11:18 | Lien permanent | Commentaires (0)
Le temps presse
... Et la vie s'écoule .
Image de vendanges , précoces ou tardives .
Allez ! da mihi potum !
Et lâche moi la grappe !
« A François Tronchin
conseiller d’État
Il faut prendre un parti sur notre mur, cher monsieur . Le temps presse . Il serait fort triste de n'être pas fermés cet hiver . Voulez-vous nous faire l'honneur de venir dîner avec nous à deux heures ? Nous avons des cailles qu'on dit très bonnes . Nous raisonnerons de bien des choses . Voulez-vous amener Mme Tronchin ? Nous avons grande envie de vous embrasser tous deux .
V.
Samedi [22 septembre 1759] 1»
1 Cette lettre appartient à la seconde série des lettres de 1759 à propos de ce mur ; elle peut être datée par référence à la lettre précédente du 21 courant à Jean-Robert Tronchin, et au retour du destinataire à Genève peu après le 18 septembre 1759 ; voir aussi les lettres à François Tronchin d'avril/ mai 1759 : http://voltaireathome.hautetfort.com/archive/2014/06/14/republique-de-geneve-je-vous-aime-5390813.html
10:59 | Lien permanent | Commentaires (0)
10/10/2014
ce qui n'est qu'un éloge ne sert souvent qu'à faire valoir l'esprit de l'auteur
... [de l'éloge, bien entendu !] .
Mister Modiano, vous n'allez pas manquer de louangeurs , méfiat aussi de nos belles !!
Je n'ai rien lu qui sortit de votre plume, juste vu et apprécié Lacombe Lucien de Louis Malle . Si je vis assez vieux en gardant un minimum de lucidité, peut-être vous lirai-je, vous donnez le choix , mais vous venez en arrière-garde (non pas page de garde, mais quatrième de couverture) après Voltaire .
OMG* what happens ?
*(O My God)
« A Ivan Ivanovitch Schouvalov
18 septembre 1759 par Genève
au château de Tournay
Monsieur, j'ai reçu le panégyrique de Pierre le Grand,1 que Votre Excellence a eu la bonté de m'envoyer ; il est bien juste qu'un homme de votre académie célèbre les louanges de cet empereur ; c'est par la même raison que les hommes sont obligés de chanter les louanges de Dieu, car il faut bien louer celui qui nous a formés . Il y a certainement de l'éloquence dans ce panégyrique, je vois que votre nation se distinguera bientôt par les lettres comme par les armes ; mais ce sera principalement à vous, monsieur, qu'elle en aura l'obligation ; je vous dois celle d'avoir reçu de vous des mémoires plus instructifs qu'un panégyrique ; ce qui n'est qu'un éloge ne sert souvent qu'à faire valoir l'esprit de l'auteur, le titre seul avertit le lecteur d'être en garde , il n’y a que les vérités de l'histoire qui puissent forcer l'esprit à croire et à admirer . Le plus beau panégyrique de Pierre le Grand à mon avis est son journal 2 dans lequel on le voit toujours cultiver les arts de la paix au milieu de la guerre, et parcourir ses États en législateur tandis qu'il les défendait en héros contre Charles XII.
J'attends toujours vos nouveaux mémoires avec l'empressement du zèle que vous m’avez inspiré : je me flatte que j'aurai autant de secours pour les évènements qui suivirent la bataille de Pultava que j'en ai eu pour ceux qui la précèdent . Ce sera une grande consolation pour moi que de pouvoir achever ma carrière par cet ouvrage . Ma vieillesse et ma mauvaise santé me font connaître que je n'ai pas de temps à perdre ; mais ce n'est pas là le plus grand motif de mon empressement ; je suis impatient de répondre si je le puis, monsieur, à la confiance que vous avez voulu me témoigner, et de satisfaire votre goût autant que je suivrai vos intentions .
Voici, monsieur, un moment bien glorieux pour Votre Auguste Impératrice et pour la Russie . C'est la destinée de Pierre le Grand et de sa digne fille de rétablir la maison de Saxe dans ses États .
J'ai l'honneur d'être avec l'estime la plus respectueuse et touts les sentiments que vous méritez
monsieur
de Votre Excellence
le très humble et très obéissant serviteur
Voltaire . »
1 Ce panégyrique, sans doute manuscrit envoyé par Schouvalof en même temps que sa lettre du 14 août 1759, et peut-être extrait d'un ouvrage plus important, est de Mikhaïl Vassilievitch Lomonosof, poète et polygraphe[voir : http://www.universalis.fr/encyclopedie/mikhail-vassilievi... et http://fr.wikipedia.org/wiki/Mikha%C3%AFl_Lomonossov ]. Schouvalof disait de ce texte dans sa lettre : « Il servira au moins monsieur à vous donner une idée de notre langue et de sa construction, vous verrez qu'elle n'est point à beaucoup près si pauvre que nous l'annonce l'Histoire de Brandebourg, qui dit que nous n'avons point des mots pour exprimer l'honneur et la vertu . »
De fait, Frédéric II avait écrit « l'honneur et la bonne foi » ; voir Œuvres de Frédéric , I, 150 :voir : http://friedrich.uni-trier.de/de/oeuvres/1/150/text/
15:40 | Lien permanent | Commentaires (0)
Quand on se trouve en état de faire du bien à une demi-lieue de pays cela est fort honnête
... Faire le bien, ne serait-ce qu'à ses voisins, combien sommes-nous à penser comme Voltaire et surtout à agir comme lui ? Cet homme d'esprit ne manquait surtout pas de coeur .
Celui qui suit, (lui/luit avec le Saint Esprit), non plus .
« A Nicolas-Claude Thieriot
Délices 17 septembre [1759]
Il y a bien longtemps que je ne vous ai écrit, mon cher et ancien ami, mais je suis le rat des champs et vous le rat de ville .
Rusticus urbanum murem mus paupere fertur
Accepisse cavo veterem vetus hospes amicum .1
Vous n'en avez pas tant fait . Vous avez laissé là votre rat des champs . Ce n'est pourtant pas comme un rat piqué de votre négligence qu'il n'a point écrit, c'est qu'il a été fort occupé dans tous ses trous . Car tandis que votre destinée vous a fait faire le long voyage de la rue Saint-Honoré à l'Arsenal 2 et que vous avez ainsi couru d'un pôle à l'autre, j'ai bâti, labouré, planté et semé .
Rident vicini glebas et saxa moventem .3
Vous êtes retiré dans Paris monsieur le paresseux . Vous philosophez à votre aise chez M. de Paulmy,4 mais moi il faut que je visite mes métairies ; que je guérisse mes paysans et mes bœufs quand ils sont malades, que je marie des filles, que je mette en valeur des terres abandonnées depuis le déluge . Je vois autour de moi la plus effroyable misère dans le pays le plus riant . Je me donne des airs à remédier un peu à tout le mal qu'on a fait pendant des siècles . Quand on se trouve en état de faire du bien à une demi-lieue de pays cela est fort honnête . J'entends parler de gens qui vous ravagent, qui vous appauvrissent des deux ou trois cents lieues ou avec leur plume ou avec des canons . Ces gens-là sont des héros, des demi-dieux à pendre , mais je les respecte beaucoup . On dit qu'à Paris vous n'avez ni argent ni sens commun . On dit que vous êtes malmenés sur terre et sur mer . On dit que vous allez perdre le Canada . On dit que vos rentes, vos effets publics courent grand risque . Quand je dis vous, j'entends nous, car je vogue dans le même vaisseau . Mais en qualité de pauvre ermite habitant de frontière je parle respectueusement devant un habitant de la capitale .
Comme il faut lire quelquefois après avoir conduit sa charrue et son semoir, dites-moi je vous en prie ce que c'est qu'une histoire des jésuites , ou la morale des jésuites, ou des dogmes des jésuites prouvés par les faits, en trois ou quatre volumes . En un mot c'est une compilation de tout ce qu'ils ont fait de mémorable depuis frère Guignard jusqu'à frère Malagrida 5. J'ai demandé ce livre à Paris mais je n'en sais pas e titre .
Quid novi ?6 Comment vous portez-vous? n'êtes vous pas gras à lard , et assez honnêtement heureux ? Si ita est congratulator . Farewell my dear .7
V. »
1 On dit qu'un rat des champs reçut un rat des villes dans son pauvre trou, vieil hôte traitant un vieil ami ; Horace, Satires, II, vi, 80-81 : voir : http://www.poetryintranslation.com/PITBR/Latin/HoraceSatiresBkIISatVI.htm#_Toc98155109
2 Voir lettre du 11 juin 1759 à Thieriot : http://voltaireathome.hautetfort.com/archive/2014/07/30/je-me-soumets-d-ailleurs-au-pape-et-a-l-eglise-avec-toute-la-5419958.html
et lettre du 7 février 1759 au même : http://voltaireathome.hautetfort.com/archive/2014/02/26/ce-qui-est-neuf-n-est-pas-toujours-vrai-5308752.html
3 Les voisins rient de le voir remuer les mottes de terre et les pierres ; Horace, Épîtres, I, xiv, 39 : « à l'intendant de sa terre » : http://www.espace-horace.org/trad/patin/epitres1.htm#xiv
4 Réponse de Thieriot, du 4 octobre 1759 : « M. le marquis de Paulmy n'a guère le loisir de philosopher . Il est tout absorbé dans les affaires de l'ambassade qu'il va faire . Il m'a dit de vous offrir ses services dans ces pays-là […] Nous sommes une demi-douzaine de philosophes dans son voisinage qui n'approuvent pas non plus que M. le comte d'Argenson son ardeur pour la politique [...] »
Paulmy fut ambassadeur de France en Pologne de 1759 à 1765 : http://fr.wikipedia.org/wiki/Antoine-Ren%C3%A9_de_Voyer_de_Paulmy_d%27Argenson
5 Voir lettre de février 1759 à François Tronchin : http://voltaireathome.hautetfort.com/archive/2014/03/20/tachez-de-nous-honorer-dimanche-de-votre-presence-reelle-5327905.html
La description de V* peut correspondre à plusieurs ouvrages sur le sujet, et la réponse de Thieriot ne nous renseigne guère plus : « L'histoire des jésuites en 4 vol. n'est pas de fraiche date . Il y a trois ans qu'elle a été achevée . », « Il a paru depuis peu les Jésuites convaincus de lèse-majesté par théorie et par pratique […] Il y a aussi un livre en 2 vol . sous le titre de Problème de la morale […] Il s’est publié aussi une grande quantité de brochures depuis l'affaire de Portugal ... » Le premier de ces livres est Les Jésuites criminels de lèse-majesté dans la théorie et dans la pratique, 1758 ; l'autre na pas été identifié .Voir : http://books.google.fr/books?id=x2k9AAAAcAAJ&printsec=frontcover&hl=fr&source=gbs_ge_summary_r&cad=0#v=onepage&q&f=false
6 Quoi de neuf ?
7 S'il en est ainsi je te félicite . Adieu mon cher .
15:05 | Lien permanent | Commentaires (0)
09/10/2014
je suis à peu près réduit à l'état d'Abélard, mais malheureusement pour moi je ne peux pas goûter la consolation de vous dire, c'est avec vous que j'ai perdu le peu que je regrette
... Ah ! qu'en termes galants ces choses là sont dites !
Comment savoir si c'est de l'Abélard ou du cochon ?
Subtil distingo , "à peu près" . Il y encore loin , j'espère avant de revêtir la robe de bure cachant les burettes .
Pour tout vous dire (en fait, non, je ne vous dirai jamais tout ) , j'ai hésité à mettre en titre "Jérusalem est une belle fille que le Seigneur a aimée dès qu'elle a eu du poil et des tétons ", car de nos jours Jérusalem a la grosse tête et pète de tous côtés, n'en déplaise aux Israeliens , autoproclamés maquereaux d'icelle .
« A Marie de Vichy de Chamrond, marquise du Deffand
17 septembre [1759]
Il est vrai, madame, que vous êtes dans un couvent 1 comme Héloïse, et que vous avez eu comme elle un oncle chanoine ; il est vrai encore que je suis à peu près réduit à l'état d'Abélard, mais malheureusement pour moi je ne peux pas goûter la consolation de vous dire, c'est avec vous que j'ai perdu le peu que je regrette . Je peux seulement vous assurer que je vous ai toujours trouvée très supérieure à Héloïse, quoique vous ne soyez point aussi théologienne qu'elle . Je vous ai connu une imagination charmante, et une vérité dans l'esprit que j'ai rencontrée bien rarement ailleurs . Si je n'ai point eu l'honneur de vous écrire, c'est que ma retraite m'a fait penser qu'un homme qui avait renoncé à Paris ne devait pas se jouer à ce qu'il a connu dans Paris de plus aimable . J'ai été sensiblement affligé de votre état, et je vous jure qu'il n'a pas peu contribué à me persuader que le meilleur des mondes possibles ne vaut pas grand chose . Je crois avoir renoncé pour le reste de ma vie, à la plus extravagante des villes possibles . Ce n'est pas que j'aie la vanité de me croire plus sage que ses habitants, mais je ne puis regretter aucune des folies des autres, attendu que je suis trop occupé des miennes ; je me suis avisé de devenir un être entièrement libre . J'ai joint à mon petit ermitage des Délices, des terres sur la frontière de France, qui avaient autrefois le beau privilège de ne dépendre de personne . J'ai été assez heureux pour que le roi m'ait rendu tous ces privilèges malgré le Journal de Trévoux et les gazettes ecclésiastiques . J'ai eu l'insolence de faire bâtir un château dans le goût italien . J'ai fait dans un autre une salle de comédie ; j'ai trouvé de bons acteurs, et malgré tout cela je me suis aperçu à la fin que le plus grand plaisir consiste à être journellement et utilement occupé . Je vois que tous les poètes ont eu raison de faire l'éloge de la vie pastorale, que le bonheur attaché aux soins champêtres n’est point une chimère ; et je trouve même plus de plaisir à labourer , à semer, à planter, à recueillir, qu'à faire des tragédies, et à les jouer . Salomon avait bien raison de dire qu'il n'y a de bon que de vivre avec ce qu'on aime, se réjouir dans ses œuvres, et que tout le reste est vanité 2.
Plût à dieu, madame, que vous pussiez vivre comme moi, et que votre société charmante pût augmenter mon bonheur ! Vous voulez que je vous envoie les ouvrages auxquels je m'occupe quand je ne laboure ni ne sème . En vérité, madame, il n'y a pas moyen, tant je suis devenu hardi avec l'âge ; je ne peux plus écrire que ce que je pense, et je pense si librement qu'il n'y a guère d'apparence d'envoyer mes idées par la poste . Il y a pourtant un ouvrage honnête qui est actuellement sur le métier, c'est l'histoire de la création de deux mille lieues de pays par le czar Pierre . Je fais cette histoire sur les archives de Pétersbourg qu’on m'a envoyées ; mais je doute que cela soit aussi amusant que la vie de Charles XII, car Pierre n'était qu'un sage extraordinaire , et Charles un fou extraordinaire qui se battait, comme dom Quichotte, contre des moulins à vent . J'aurai assurément l'honneur de vous envoyer un des premiers exemplaires, mais je serai bien surpris si l'ouvrage est intéressant .
Non, madame, je n'aime des Anglais que leurs livres de philosophie, et quelques-unes de leurs poésies hardies ; et à l'égard du genre dont vous me parlez 3, je vous avouerai que je ne lis que l'Ancien Testament, trois ou quatre chants de Virgile, tout l'Arioste, une partie des Mille et une nuits ; et en fait de prose française, je relis sans cesse les Lettres provinciales . Ce n'est pas que les pièces nouvelles de nos jours, et les Poésies sacrées de M. Lefranc 4 n'aient leur mérite . On m'a parlé aussi d'un livre de son frère l'évêque, intitulé la réconciliation de l'esprit avec la religion,5 ou comme quelques-uns disent, La Réconciliation normande 6, mais on ne peut pas tout lire, et il faut bien se livrer à son goût . Je vous félicite, madame, vous et M. le président Hénault, de vivre souvent ensemble et de vous consoler tous deux des sottises de ce monde par les agréments délicieux de votre commerce : j'espère que vous jouirez longtemps tous deux de cette consolation . Vous avez été gourmands, et quand les gourmands sont devenus sobres, ils vivent cent ans . Si les évènements du temps sont le sujet de vos conversations elles ne doivent point tarir . Il ne laisse pas d'y avoir quelque plaisir à voir tous les jours une sottise nouvelle . C'est encore un avantage que j'ai dans le petit coin du monde que j’habite ; il n'y a point de pays où l'on soit instruit plus tôt de tout ce qui se passe dans l’Europe . Nous savons toujours les aventures d'Allemagne quatre jours avant vous . Le roi de Prusse me faisait l’honneur de m’écrire assez régulièrement avant que les Russes lui eussent donné sur les oreilles . Il n'a pas actuellement le temps d'écrire, je le crois très embarrassé, et à moins d'un prodige, il faudra qu'il soit un exemple des malheurs de l'ambition ; mais s'il succombe, il ne pourra pas au moins reprocher sa perte aux Français .
Adieu, madame, soyez heureuse autant que vous le pourrez . Conservez votre santé, continuez à faire le charme de la société, faites-vous lire les livres qui vous amusent . Vous ne pouvez lire l'Arioste dans sa langue, et, en cela je vous plains beaucoup ; mais croyez-moi faites vous lire la partie historique de l'Ancien Testament d'un bout à l'autre , vous verrez qu'il n'y a point de livre plus amusant 7. Je ne parle pas de l'édification qu'on en retire, je parle de la singularité des mœurs antiques , de la foule des événements, dont le moindre tient du prodige, de la naïveté du style, etc . N'oubliez pas les premiers chapitres d’Ézéchiel que personne ne lit, mais faites-vous surtout traduire le chapitre 16 qu'on n'a pas osé traduire fidèlement et vous verrez que Jérusalem est une belle fille que le Seigneur a aimée dès qu'elle a eu du poil et des tétons, qu’il a couché avec elle, qu'il l'a entretenue magnifiquement, que cependant elle a couché avec mille amants, et que même elle s'est souvent servie quand elle était seule, de …8 je n'ose pas dire quoi . Et au verset 20 du chapitre 23 il est dit qu'Oliban la bien-aimée après avoir tâté de mille amants a donné la préférence à ceux qui ont les talents d'un âne . Enfin cette naïveté que j'aime sur toutes choses, est incomparable . Il n’y a pas une page qui ne fournisse des réflexions pour un jour entier . Mme du Châtelet l'avait commenté d'un bout à l'autre . Si vous êtes assez heureuse pour prendre goût à ce livre, vous ne vous ennuierez jamais, et vous verrez qu'on ne peut rien vous envoyer qui en approche .
Ah madame, que le monde est bête ! et qu'il est doux d'être dehors ! mais il faudrait surtout le fuir avec vous . »
1 Elle avait loué un appartement dans le couvent de Saint-Joseph, rue Saint-Dominique .
2 Ecclésiaste, III, 12,22 , ...
3 Œuvres d’imagination et romans, comme le montre la suite, d'où l'ironie marquée concernant l'Ancien Testament
4 Le F***, Poésies sacrées, 1751 .Voir : http://fr.wikipedia.org/wiki/Jean-Jacques_Lefranc_de_Pompignan
5 Jean-Georges Le Franc de Pompignan, La Dévotion réconciliée avec l'esprit, 1755 .Voir :http://fr.wikipedia.org/wiki/Jean-Georges_Lefranc_de_Pompignan
et : http://books.google.fr/books?id=_m34xi0X8mAC&printsec...
6 La Réconciliation normande est une comédie de Dufresny, jouée et publiée en 1719 ; elle illustre l'expression qui désigne une fausse réconciliation, prélude à de nouvelles guerres .Voir : http://fr.wikipedia.org/wiki/Charles_Dufresny
et : http://www.theatre-classique.fr/pages/pdf/DUFRESNY_RECONC...
7 C'est ce que V* essaiera de montrer dans le Taureau blanc . Voir : http://www.monsieurdevoltaire.com/article-en-ligne-conte-... ; http://www.monsieurdevoltaire.com/article-conte-le-taurea... ; http://www.monsieurdevoltaire.com/article-conte-le-taurea... ; etc.
et : http://www.monsieurdevoltaire.com/article-sommaire-des-co...
8 V* a commencé puis rayé , de godemich . Why not ? http://fr.wikipedia.org/wiki/Godemichet
15:17 | Lien permanent | Commentaires (0)