21/10/2011
Le roi de Prusse vient de me reprocher le crucifix que j'avais dans ma chambre
« A Sébastien Dupont
Avocat
A Lyon, le 6 décembre [1754]
En vérité, monsieur, je ne conçois pas comment un homme aussi éloquent que vous ne veut pas qu'on appelle l'autel d'Auguste l'autel de l'éloquence ; vous y auriez remporté plus d'un prix, et vous auriez justifié le titre que je lui donne . Je vous passe de contester aux anciens préjugés de Lyon l'honneur d'avoir vu naître Marc-Aurèle dans cette ville 1. Je suis plus indulgent avec les Lyonnais que vous l'êtes avec moi . Il est vrai que je dois aimer ce séjour, que je quitterai pourtant bientôt . Je n'y ai point encore trouvé de prédicateur qui ait prêché contre moi , et j'ai été reçu avec des acclamations à l'Académie et aux spectacles . Cependant, soyez très convaincu que je regrette toujours votre conversation instructive, les charmes de votre amitié, et les bontés dont M. et Mme de Klinglin m'ont honoré . Je vous supplie de leur présenter mes sincères et tendres respects, aussi bien qu'à monsieur leur fils, et de ne me pas oublier auprès de M. de Bruges . Permettez-moi de vous dire que vous êtes aussi injuste pour ma santé que pour l'autel de Lyon . Il y aurait je ne sais quoi de méprisable à feindre des maladies quand on se porte bien, et un homme qui a épuisé les apothicaires de Colmar de rhubarbe et de pilules ne doit pas être suspect d'avoir de la santé . Elle n'est que trop déplorable, et vous ne devez avoir que de la compassion pour l'état douloureux où je suis réduit . Au reste, soyez très certain, mon cher monsieur, que je serai, l'année qui vient, dans votre voisinage si je suis en vie, et que j'en profiterai . Je ne suis pas le seul contre qui des jésuites indiscrets 2 aient osé abuser de la permission de parler en public . Un père Tolomas s'avisa, il y a quelques jours de prononcer un discours aussi sot qu'insolent contre les auteurs de l'Encyclopédie ; il désigna d'Alembert par ces mots : Homuncio, cui nec est pater nec res 3. Le même jour, M. d'Alembert était élu à l'Académie française 4. Le père Tolomas 5 a excité ici l'indignation publique . Les jésuites sont ci moins craints qu'à Colmar . Le roi de Prusse vient de me reprocher le crucifix que j'avais dans ma chambre 6; comment l'a-t-il su ? J'ai prié Mme Goll 7 de le faire encaisser, et de l'envoyer au roi de Prusse pour ses étrennes .
Adieu, monsieur ; mille respects à madame votre femme . Comptez que je vous suis tendrement attaché jusqu'au dernier moment de ma vie . Mme Denis vous fait à tous deux les plus tendres compliments . »
1 Allusion au fait que les premiers martyrs chrétiens lyonnais furent suppliciés sous le règne de Marc-Aurèle : http://fr.wikipedia.org/wiki/Martyrs_de_Lyon
3 Petit homme, sans père ni patrimoine ; Horace.Voir à propos de cette affaire : http://books.google.fr/books?id=iNs7AAAAMAAJ&pg=PA197&lpg=PA197&dq=Homuncio,+cui+nec+est+pater+nec+res&source=bl&ots=o-VJ-iqLz4&sig=TQNQDXLuJvhS9HaTpEm9OAsB56A&hl=fr&ei=h_ugTtaXOsfDhAfqvNX4BA&sa=X&oi=book_result&ct=result&resnum=2&ved=0CB8Q6AEwAQ#v=onepage&q=Homuncio%2C%20cui%20nec%20est%20pater%20nec%20res&f=false
4 M. d’Alembert, ayant été élu le 28 novembre 1754 par l’Académie française à la place laissée vacante par la mort de M. de Surian, évêque de Vence, y est venu prendre séance le jeudi 19 décembre 1754 : http://www.academie-francaise.fr/immortels/discours_reception/alembert.html
Voir : http://www.academie-francaise.fr/immortels/index.html
5Voir dans : http://bibliotheq.net/dalembert/chapitre-iii-dalembert-et-lencyclopedie
« Deux Académies, réunies depuis, existaient alors à Lyon: l'Académie des sciences et belles-lettres et l'Académie des beaux-arts ou Société royale. Toutes deux étaient fort considérées, mais animées d'un esprit différent. La première, dont le membre le le plus connu, Fleurieu, était ami de Voltaire, favorisait les Encyclopédistes. La seconde, ayant pour directeur le célèbre architecte Soufflot et patronnée par l'archevêque de Lyon, le cardinal de Tencin, oncle de d'Alembert, avait des sympathies tout opposées. Très fière du titre de Société royale, elle s'arrogeait le premier rang. C'est à celle-là qu'appartenait Tolomas. »
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20/10/2011
Il me semble que je suis las du public
http://www.ferney-candide.fr/2.html
« A Charles -Augustin Ferriol, comte d'Argental
De mon lit, à Lyon, le 4 décembre [1754]
Mon cher ange, votre consolante lettre, adressée à Colmar, est venue enfin à Lyon calmer une partie de mes inquiétudes . Vous aurez tout ce que vous daigner demander, et je ferai tout transcrire pour vous, dès que je serai quitte d'une goutte sciatique qui me retient au lit . J'éprouve tous les maux à la fois, et je perds dans les voyages et dans les souffrances un temps précieux que je voudrais employer à vous amuser . Il me semble que je suis las du public, et que vous êtes ma seule passion . Je n'ai plus le cœur au travail que pour vous plaire ; mais comment faire , quand on court et quand on souffre toujours ? On veut à présent que j'aille aux eaux d'Aix en Savoie, pour le rhumatisme goutteux qui me tient perclus . On m'a prêté une maison charmante,1 à moitié chemin ; il faudrait être un peu plus sédentaire ; mais je suis une paille que le vent agite , et Mme Denis s'est engouffrée dans mon malheureux tourbillon . J'attends toujours de vos nouvelles à Lyon . On dit qu'on va jouer enfin le Triumvirat d'un côté, et Pandore, de l'autre : ce sont deux grands fléaux de la boîte . Hélas ! mon cher et respectable ami, si j'avais trouvé au fond de la boîte l'espérance de vous revoir, je mourrais content . Mme Denis vous fait mille compliments . Je baise , en pleurant, les ailes de tous les anges . »
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Un ami vaut mieux que le public
« A Claude-Nicolas Thieriot
A Lyon , le 3 décembre [1754]
Votre lettre, mon ancien ami, m'a fait plus de plaisir que tout l’enthousiasme et toutes les bontés dont la ville de Lyon m'a honoré . Un ami vaut mieux que le public . Ce que vous me dites d'une douce retraite avec moi, dans le sein de l'amitié et de la littérature, me touche bien sensiblement . Ce ne serait peut-être pas un mauvais parti pour deux philosophes qui veulent passer tranquillement leurs derniers jours . J'ai avec moi, outre ma nièce, un florentin 1 qui a attaché sa destinée à la mienne . Je compte m'établir dans une terre sur les lisières de la Bourgogne 2, dans un climat plus chaud que Paris, et même que Lyon, convenable à votre santé et à la mienne .
Je n'étais venu à Lyon uniquement que pour voir M. le maréchal de Richelieu qui m'y avait donné rendez-vous . C'est une action de l'ancienne chevalerie . Dieu, qui éprouve les siens, ne l’a pas récompensée . Il m'a affublé d'un rhumatisme goutteux qui me tient perclus . On me conseille les eaux d'Aix en Savoie, on les dit souveraines ; mais je ne suis pas encore en état d'y aller, et je reste au lit en attendant .
Le hasard , qui conduit les aventures de ce monde, m'a fait rencontrer au cabaret à Colmar et à Lyon, Mme la margrave de Baireuth, sœur du roi de Prusse, qui m'a accablé de bontés et de présents . Tout cela ne guérit pas les rhumatismes . Ce que je redoute le plus, ce sont les sifflets dont on menace la Pandore de Royer ; c'est un des fléaux de la boîte . Cet opéra, un tant soit peu métaphysique, n'est point fait pour votre public . M. Royer a employé M. de Sireuil, ancien porte-manteau du roi, pour changer ce poème, et le rendre plus convenable au musicien . Il ne reste de moi que quelques fragments ; mais, malgré tous les soins qu'on a pu prendre sans me consulter, je crains également pour le poème et pour la musique . Si on a quelque justice, on me doit tout au plus que le tiers des sifflets .
A l'égard de Jeanne d'Arc, native de Domrémy 3, je me flatte que la dame 4 qui la possède, par une infidélité, ne fera pas celle de la rendre publique . Une fille ne fournit point de pucelles .
Je vous prie, mon ancien ami, de présenter mes hommages à la chimiste, à la musicienne, à la philosophe 5 chez qui vous vivez . Elle me fait trembler ; vous ne la quitterez pas pour moi .
Mme Denis vous fait ses compliments . Je vous embrasse de tout mon cœur . Quand vous aurez un quart d'heure à perdre, écrivez à votre ancien ami .
Qu'est devenu Ballot-l'imagination ?6 Comment se porte Orphée-Rameau ?
Quid agis ?7 Quomodo vales ?8 Farewell . 9»
Voir ce qu'il relate sur sa biographie et ses relations avec V* : http://books.google.fr/books?id=Fi8HAAAAQAAJ&pg=PA207&lpg=PA207&dq=cosimo+alessandro+colini&source=bl&ots=hooFk7WdH5&sig=rM4xh13_g7s3M7l_m9wY4mbQ2x4&hl=fr&ei=JlGgToWIPManhAengZnyBA&sa=X&oi=book_result&ct=result&resnum=3&ved=0CC0Q6AEwAg#v=onepage&q&f=false
3 Domrémy-la-Pucelle, à quelques lieues de Cirey-le Château, ou Cirey-Voltaire comme on l'a nommé au XIXè siècle, ou Cirey-sur-Blaise de nos jours .
5 Mme de La Popelinière, qui mourra le 22 octobre 1756 . Voir : http://jp.rameau.free.fr/deshayes-bio.htm
6 Probablement Sylvain Ballot de Sovot, avocat au parlement, qui mourra en 1761. Il écrivit le livret de l'opéra Pygmalion de Rameau, -d'après l'ouvrage de La Motte-Houdard,- considéré comme le meilleur opéra en un acte du musicien .
Voir page 226 : http://visualiseur.bnf.fr/CadresFenetre?O=NUMM-23420&I=240&M=imageseule
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19/10/2011
je cherche dans l'Académie de Lyon quelqu'un qui fasse mon épitaphe
Il aurait pû avoir celle-ci , -qui correspond à ce que je ressens envers lui, - que rédigea un autre poète, Jean Cocteau .
« A Johann Christoph Gottsched 1
A Lyon , 29 novembre 1754
J'ai reçu à Lyon, monsieur, la lettre dont vous m'avez honoré. J'y suis plus malade qu'à Colmar, et je cherche dans l'Académie de Lyon quelqu'un qui fasse mon épitaphe . Il faut se porter mieux que je ne le fais pour dresser un monument à Wolf .2
Les vers de Glover 3 dont vous me parlez sont d'un bavard, ceux de Halley 4 en latin sont d'un grand homme . C'est que Halley l'était aussi bien que Newton . Pour moi, qui ne suis qu'un mourant, je n'ai que la force de vous dire de mon tombeau que je suis bien tendrement jusqu'au dernier moment votre très humble et obéissant serviteur .
V. »
1 Écrivain allemand, professeur de poésie à l'université de Leipzig depuis 1724, il tentait d'épurer la littérature allemande en se basant sur le classicisme français et la poésie de V* en particulier , dont il traduira quelques tragédies ; V* le rencontra en 1753 après son départ de Berlin, et grâce à lui rencontra facilement le milieu lettré de la ville . V* écrira à sa demande un éloge de Hermann, poème épique du baron Schönaich .
2 Christian Wolff , philosophe allemand ( disciple de Leibnitz), que V* trouvera d'abord sympathique car exilé de Prusse sur dénonciation d'un théologien, sera ensuite qualifié de « métaphysicien très obscur » lorsqu'il reviendra en grâce avec Frédéric II . Il servira de modèle au Pangloss de Candide, où « la métaphysico-théologo-cosmolonigologie » se moque de la Cosmologie de Wolff. Cependant, les encyclopédistes, d'Holbach, Diderot, et surtout Grimm rendront sans cesse hommage à Wolff .
3 Richard Glover, poète anglais, né en 1712, auteur d'un poème sur Léonidas qui eût du succès.
4 Edmond Halley, astronome anglais, né en 1656, mort en 1742, premier éditeur des Principes de Newton .
http://www.astropolis.fr/articles/Biographies-des-grands-...
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18/10/2011
être privé de votre présence et de la faculté de digérer ; mais avec ces deux privations on est damné !
« A monsieur le maréchal duc de Richelieu
Lyon, 29 novembre [1754]
Mon héros, on vous appelait Thésée à la bataille de Fontenoy ; vous m'avez laissé à Lyon comme Thésée laissa son Ariane dans Naxos . Je ne suis ni aussi jeune ni aussi frais qu'elle, et je n'ai pas eu recours comme elle au vin pour me consoler 1.
Je resterai à Lyon si vous devez y repasser .
Il n'y a pas un mot de vrai dans ce qu'on disait de La Pucelle ; ainsi je vous supplie de n'en faire aucune mention dans vos capitulaires . Je n'ai pas d'autre malheur que d'être privé de votre présence et de la faculté de digérer ; mais avec ces deux privations on est damné .
Daignez vous souvenir, dans votre gloire , d'un oncle et d'une nièce qui ne sont que pour vous sur les bords du Rhône ; et tenez-moi compte des efforts que je fais pour ne pas vous ennuyer de quatre pages . Mon respect pour vos occupations impose silence à la bavarderie de mon cœur, qui court après vous, qui vous adore, et qui se tait .
Voltaire
P.S.- M. le marquis de Montpezat 2 m'a donné, en passant, d'un élixir qui me paraît fort joli . Si jamais vous avez mal à la tête, à force de donner des audiences, il vous guérira . Mais moi, rien ne me guérit , et je n'ai de consolation que dans l'espérance de vous revoir encore, et de vous renouveler mes tendres respects . »
1 Délaissée par Thésée qu'elle a aidé à s'échapper du labyrinthe, elle deviendra la compagne de Dionysos .
2 Jean-Joseph-Paul-Antoine de Montpezat, qui fut pendant une année environ, lieutenant du roi en Languedoc, avant de se consacrer à ses affaires familiales .
Voir : http://montmaur.voila.net/montmaur_marie_justine_agoult.htm
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17/10/2011
soyez persuadé du véritable attachement d'un voyageur malade que le changement de climat ne peut guérir
« A M. le président Germain-Gilles-Richard de Ruffey 1
A Lyon, le 25 novembre 1754
J'ai reçu, monsieur, de nouvelles preuves de votre mérite et de votre amitié . Vous augmentez les regrets que je sens d'avoir séjourné si peu à Dijon . Ma nièce et moi, nous avons plus d'un remerciement à vous faire . Oserais-je vous supplier d'ajouter à vos bontés celle de vouloir bien assurer M. le premier président de La Marche 2 de mes tendres respects quand vous le reverrez ? Recevez les miens pour vous, et soyez persuadé du véritable attachement d'un voyageur malade que le changement de climat ne peut guérir, et dans qui ce changement ne peut altérer les sentiments avec lesquels il sera toujours, monsieur, etc.
Voltaire »
1De Ruffey, président de la Chambre des Comptes de Bourgogne, fondateur d'une société littéraire à Dijon , qui deviendra académie, dont en 1761, V* deviendra membre . Il enverra des poèmes, des rosiers, des graines, du vin à V* qui lui demandera son aide dans ses démêlés avec le curé Ancian et le président de Brosses .
http://fr.wikipedia.org/wiki/Gilles_Germain_Richard_de_Ruffey
Voir : http://www.archive.org/stream/histoiresecrte00rich#page/n7/mode/2up
2Claude-Philippe Fyot de La Marche , ami au collège Louis-le-Grand de V*, et ami de de Ruffey, devenu premier président du parlement de Bourgogne . V* lui demandera qu'elle est l'attitude des parlementaires à propos de l'affaire Calas .
Voir lettre du 25 mars 1762 : http://voltaireathome.hautetfort.com/archive/2009/03/25/il-est-bon-d-egayer-les-affliges.html
et 19 mai 1762 : http://voltaireathome.hautetfort.com/archive/2011/05/10/il-serait-trop-ridicule-que-l-eternel-architecte-changeat-et.html
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Mandez-moi donc, mon cher ange, s'il est vrai que je suis aussi malheureux qu'on le dit
« A Charles-Augustin Ferriol, comte d'Argental
Lyon, au Palais Royal, le 23 novembre 1754
Saepe, premente deo, fert deus alter opem 1 .
Mandez-moi donc, mon cher ange, s'il est vrai que je suis aussi malheureux qu'on le dit, et s'il y a une édition à Paris de cette ancienne rapsodie 2 qui ne devait jamais paraître . J'ai vu à Lyon, dans mon cabaret, M. le maréchal de Richelieu, qui craint comme moi cette nouvelle cruauté de ma destinée . Peut-être avons-nous pris trop d’alarmes sur un bruit qui s'est déjà renouvelé plusieurs fois ; mais après l'aventure de la prétendue Histoire universelle,3 tout est à craindre . Ma situation est un peu pénible ; j'ai fait sans aucun fruit un voyage précipité de cent lieues ; je suis tombé malade dans une ville où je ne puis guère rester avec décence, n'étant pas dans les bonnes grâces de votre oncle 4, et ma mauvaise santé m'empêche d'aller ailleurs . J'attends de vos nouvelles ; il me semble que vos lettres sont un remède à tout . Ma nièce et moi nous vous embrassons de tout notre cœur. »
4 Le cardinal de Tencin ; voir la relation de cette entrevue dans l'ouvrage de Colini, Mon séjour auprès de Voltaire, page 143 : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k86428j/f163.image
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